Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

jeudi 13 novembre 2014

La Rencontre de la Psychologie Occidentale et de la Psychologie Bouddhiste

Par Chögyam Trungpa

Ce que le bouddhisme a vraiment à apprendre au psychologue occidental, c’est la manière de se relier plus étroitement à sa propre expérience et à la fraîcheur, à l’entièreté et à l’immédiateté de cette expérience.
 

L’expérience directe et la théorie

La psychologie bouddhiste traditionnelle souligne l’importance de l’expérience directe dans le travail psychologique. Si l’on compte uniquement sur la théorie, quelque chose de fondamental est perdu. Du point de vue bouddhiste, l’étude de la théorie est seulement un premier pas. Elle doit être complétée par un entraînement à l’expérience directe de l’esprit lui-même, en soi et chez les autres.

Dans la tradition bouddhiste, cet aspect expérientiel est développé par la pratique de la méditation, observation immédiate de l’esprit. La méditation dans le bouddhisme n’est pas une pratique religieuse mais plutôt une façon de clarifier la véritable nature de l’esprit et de l’expérience. Traditionnellement, l’entraînement à la méditation comporte trois parties : shila (la discipline), samadhi (la pratique de la méditation) et prajna (la connaissance intuitive).


Shila (la discipline) consiste à simplifier sa vie en général et à éliminer les complications inutiles. Pour développer une discipline mentale authentique, il est d’abord nécessaire de voir comment nous nous chargeons continuellement du poids d’activités et de préoccupations superflues. Dans le contexte occidentale séculier, shila implique le fait de cultiver une attitude de simplicité à l'égard de sa vie en général.


Ensuite, il y a samadhi, la méditation, qui est le cœur de l’entraînement expérientiel bouddhiste. Cette pratique consiste à s’asseoir et à porter une attention légère mais consciente au souffle, et ensuite à noter lorsque votre attention n’est plus sur le souffle et donc à l’y ramener comme à un point de repère. On prend une attitude d'attention nue envers les différents phénomènes tels que les pensées, les sensations et les sentiments qui s’élèvent dans l’esprit et dans le corps pendant la pratique. On peut dire que la méditation est un chemin nous menant à l’amitié envers nous-mêmes, car il s
agit dune expérience de non-agression. En fait, traditionnellement, la pratique de la méditation est appelée « demeurer en paix ». La pratique de la méditation est un chemin permettant de faire une expérience fondamentale de notre être même, au-delà de nos schémas de fonctionnements habituels.
 

Shila est la base de la méditation et samadhi est le chemin de la pratique. Le fruit en est prajna, ou la connaissance intuitive. Elle commence à se développer grâce à la méditation. Dans l’expérience de prajna, la personne perçoit directement et concrètement comment l’esprit fonctionne réellement, ses mécanismes et ses réflexes à chaque instant. Prajna est traditionnellement appelée la vision discriminante, ce qui ne signifie pas que l’on développe de préférences. Prajna est plutôt la connaissance de son propre monde et de son propre esprit sans aucun préjugé. Prajna discrimine en ce sens qu’elle distingue la confusion et la névrose.

Prajna est une vision immédiate et non-conceptuelle et en même temps, elle donne la première impulsion qui nous inspire pour l’étude intellectuelle. Lorsque quelqu’un a vu comment fonctionne vraiment son propre esprit, il a un désir naturel de clarifier et de mettre en mots ce dont il a fait l’expérience. Cette curiosité est spontanée : comment d’autres personnes ont-elles parlé de la nature de l’esprit ? La connaissance immédiate mène à l’étude mais en même temps, il est nécessaire de maintenir une discipline permanente, un entraînement à la méditation de façon à ce que les concepts ne deviennent jamais uniquement des concepts. Le travail psychologique reste alors vivant, frais et bien enraciné.


Dans la civilisation bouddhiste du Tibet, où je suis né et ai été élevé, un équilibre était toujours maintenu entre la familiarisation avec l’expérience et la théorie. Dans ma propre éducation, on allouait une partie du temps à l’étude et l’autre à la pratique de la méditation. Cela faisait partie de la tradition bouddhiste, où nous pensions qu’un tel équilibre était nécessaire pour qu’un véritable apprentissage ait lieu. Lorsque je suis arrivé en Occident pour étudier à Oxford, en 1963, je fus assez surpris de découvrir qu’en psychologie l’accent est  tellement mis sur la théorie au détriment de l’expérience. Bien sûr cela rend la psychologie occidentale immédiatement accessible pour quelqu’un issu d’une autre culture, comme c’était mon cas. Les psychologues occidentaux ne vous demandent pas de pratiquer, mais vous décortiquent leur discipline de A à Z. Une telle approche sans détours fut pour moi un soulagement. D’un autre côté, je m’interrogeais sur la profondeur d’une tradition qui se repose si lourdement sur les concepts et vous ouvre ses portes si facilement.

D’autre part, les psychologues occidentaux semblent reconnaître intuitivement la nécessité de mettre l’emphase sur l’expérience directe de l’esprit. C’est peut-être ce qui pousse tant de psychologues à s’intéresser au bouddhisme. Ces personnes ont l’air d’y chercher ce qui manque dans leurs propres traditions. Cela me frappe, mais cet intérêt est tout à fait approprié. Dans ce sens, le bouddhisme a quelque chose d’important à offrir à la psychologie occidentale. 


Une question importante revient toujours quand des psychologues occidentaux commencent à étudier le bouddhisme : « Est-ce qu’il faut devenir bouddhiste pour étudier le bouddhisme ? » La réponse est évidemment que non mais on doit aussi se demander en retour : qu’est-ce que l’on veut apprendre ? Ce que le bouddhisme a vraiment à apprendre au psychologue occidental, c’est la manière de se relier plus étroitement à sa propre expérience et à la fraîcheur, à l’entièreté et à l’immédiateté de cette expérience. Pour cela, on n’est pas obligé de devenir bouddhiste mais on doit pratiquer la méditation. Il est certainement possible d’étudier seulement la théorie de la psychologie bouddhiste mais ce serait passer complètement à côté de son propos. Si on ne se base pas sur sa propre expérience, on ne fait qu’interpréter les notions bouddhistes à travers des concepts occidentaux. Une bonne expérience de la méditation enrichit le travail avec soi et avec les autres. C’est une aide très importante quel que soit l’intérêt que l’on porte au bouddhisme en tant que tel.


Il est parfois très difficile de faire comprendre aux Occidentaux l’importance de la dimension expérientielle. Lorsque j’ai fondé un premier centre de méditation en Ecosse, peu après mon arrivée d’Inde en Angleterre, nous nous sommes rendus compte que beaucoup de gens avec des  problèmes psychologiques venaient nous demander de l’aide. Ils avaient déjà essayé toutes sortes de thérapies, et nombre d’entre eux étaient assez névrosés. Ils nous considéraient comme des médecins leur apportant une nouvelle technique médicale, et attendaient de nous la guérison. Dans le travail avec ces personnes, je remarquais un obstacle fréquent. Elles voulaient aborder les choses de manière purement théorique, plutôt que de faire pour de bon l’expérience de leurs névroses, afin d’œuvrer avec elles. Ils préféraient les comprendre intellectuellement : à quel moment cela avait mal tourné pour eux, comment leurs problèmes s’étaient développés puis installés, etc. La plupart du temps, ils refusaient d’abandonner cette approche.

(...)

Le point de vue de la santé

La psychologie bouddhiste est fondée sur la notion que les êtres humains sont fondamentalement bons. Leurs qualités les plus primordiales sont des qualités positives : l’ouverture, l’intelligence et la chaleur. Cette idée prend racine dans l’expérience de la bonté et d’un sentiment de dignité en soi-même et chez les autres. Cette compréhension est vraiment essentielle, elle constitue la source d’inspiration de la pratique et de la psychologie bouddhistes. (...)

Dans la vision bouddhiste, les problèmes que nous rencontrons sont considérés comme des imperfections passagères et superficielles qui recouvrent notre bonté primordiale. Ce point de vue est positif et optimiste mais, encore une fois, nous devons souligner qu
il n’est pas purement conceptuel. Il prend racine dans l’expérience de la méditation et dans la santé qu’elle fait émerger. Il y a des schémas névrotiques habituels mais temporaires qui se développent à partir du passé, toutefois on peut les voir et couper à travers eux.

L
attitude issue de lorientation et de la pratique bouddhistes est assez différente de celle supposée par la "mentalité de la faute". Lon expérimente pour de bon son esprit comme fondamentalement pur, cest-à-dire sain et positif, et les soi-disant "problèmes" comme des souillures temporaires et superficielles. Un tel point de vue nimplique bien sûr pas de se débarrasser des problèmes, mais bien plutôt de déplacer notre attention et pour ainsi dire douvrir notre focale. Les problèmes sont vus dans le contexte bien plus vaste de la santé : ainsi on commence à relâcher son emprise, son accrochement à sa propre névrose, à dépasser lobsession et lidentification qui sensuivent. Laccent nest plus porté sur les difficultés en tant que telles, mais bien plutôt sur le terrain même de lexpérience, grâce à la réalisation de la nature de lesprit. Lorsque les problèmes sont envisagés de cette manière, il y a moins de panique et tout semble plus travaillable. Chaque fois que les problèmes surgissent, au lieu de les considérer comme des menaces pures et simples, ils deviennent des situations dapprentissage, de nouvelles opportunités de découvrir davantage son propre esprit, et de poursuivre son exploration.
Par la pratique associée à l’étude, on fait l’expérience de la santé inhérente à l’esprit, le nôtre et celui des autres. On peut voir que nos problèmes ne sont pas enracinés si profondément que ça. On remarque qu’on peut vraiment faire des progrès. On découvre que l’on devient plus attentif et plus présent, on développe plus de santé et de clarté au fur et à mesure qu’on avance. C’est extrêmement encourageant.

Cette orientation qui privilégie la santé et la bonté provient de l’expérience de l’absence d’ego, une notion qui pose un certain nombre de difficultés aux psychologues occidentaux. L’absence d’ego ne signifie pas que rien n’existe, comme certains l’ont pensé. Il ne s’agit pas d’une forme de nihilisme. Cela signifie au contraire que vous pouvez lâcher prise de vos schémas névrotiques habituels et que, quand vous lâchez prise, vous le faites vraiment. Vous ne recréez pas une autre coquille immédiatement après. L’absence d’ego, c’est avoir suffisamment confiance pour ne pas du tout reconstruire et c’est faire l’expérience de la santé et de la fraîcheur provenant du fait de ne pas se terrer dans un cocon. La vérité de l
absence dego ne peut être pleinement expérimentée quà travers la pratique de la méditation. 

L’expérience du non-ego encourage une véritable empathie à l’égard des autres. On ne peut avoir d
empathie réelle ou de compassion à partir de lego, parce qualors elle serait fatalement accompagnée par certains mécanismes de défense. Par exemple si votre ego était en jeu, vous pourriez tenter de ramener à votre propre territoire ce qui se passe dans le travail avec quelquun dautre. L’ego interfère avec la possibilité d’une communication véritablement directe, qui est est de toute évidence essentielle dans le processus thérapeutique. L’absence d’ego rend tout le processus de travail avec les autres authentique, généreux et libre dans sa forme. C’est la raison pour laquelle, dans la tradition bouddhiste, on dit que, sans absence d’ego, il est impossible de développer une compassion véritable.

La pratique thérapeutique

La tâche du thérapeute est d’aider les patients à se reconnecter à leur bonté et à leur santé fondamentales. Des patients potentiels viennent à nous avec un fort sentiment d’aliénation et de misère intérieure. Nous devons leur pointer ce terrain fondamental de santé qui existe en eux et cela est plus important encore que de leur donner une batterie de techniques pour combattre leurs problèmes. On pourrait penser que c’est beaucoup demander, surtout lorsque l’on est confronté au travail avec quelqu’un qui a tout un historique de problèmes et de difficultés. Mais la santé de base de l’esprit est en fait à portée de main et peut être facilement expérimentée et encouragée.

Pour cela, il va sans dire que le thérapeute doit d’abord commencer par faire l’expérience de son propre esprit de cette manière. A travers la méditation, la clarté et la chaleur envers soi-même ont la place de se développer et elles peuvent ensuite être étendues à l
extérieur. Ainsi la méditation et létude fournissent la base de travail à partir de laquelle rencontrer les personnes perturbées, les autres thérapeutes, et soi-même dans le même temps. Manifestement, il nest pas tant question ici de perspective théorique ou conceptuelle, mais de la manière dont nous expérimentons notre propre vie. Notre existence peut être vécue entièrement et pleinement, de façon à apprécier dêtre un humain authentique et vrai. Voilà le sentiment que nous pouvons communiquer aux autres et encourager en eux.
Un des obstacle majeurs dans laide apportée à nos patients pour aller dans cette direction, est encore une fois la notion de faute, et la préoccupation tournée vers le passé qui en résulte. Nombre de nos patients voudraient se défaire de leur passé, le résoudre. Mais cette approche peut savérer dangereuse si elle va trop loin. Si vous commencez de suivre ce fil, vous devrez en revenir avant votre naissance, à votre conception même, puis aux histoires de votre famille avant cela, à vos arrière-grands-parents, et ainsi de suite sans fin. Cela peut remonter fort loin et devenir très compliqué. 

Le point de vue bouddhiste met l
accent sur l’impermanence et le côté transitoire des choses. Le passé nest plus, le futur n’a pas encore eu lieu, ainsi nous travaillons avec ce qui est ici, la situation présente. Ceci nous aide à ne pas catégoriser ou théoriser. Une situation fraîche et vivante prend place tout le temps, sur-le-champ. Avec cette approche qui ne catégorise pas, on est totalement présent plutôt que d’essayer de prolonger un évènement passé. Nous n’avons pas à regarder le passé pour voir de quoi nous et les autres sommes faits. Les choses parlent d’elles-mêmes ici et maintenant.

Bouddhisme et psychologie occidentale

Lorsque j’étais étudiant à Oxford, j’ai été impressionné par certains points forts de la psychologie occidentale. Elle est ouverte à de nouveaux points de vue et à de nouvelles découvertes et elle maintient une attitude critique envers elle-même. Et il sagit de la discipline intellectuelle occidentale qui est le plus basée sur l’expérience.
Mais en même temps, du point de vue de la psychologie bouddhiste, il y a vraiment quelque chose qui manque dans son approche. Cet élément manquant, comme nous l’avons suggéré dans toute cette présentation, est la reconnaissance de la primauté à accorder à l’expérience immédiate. En cela le bouddhisme présente un défi essentiel aux thérapeutiques occidentales, et offre un point de vue et une méthode qui pourraient révolutionner la psychologie occidentale.

Chögyam Trungpa, 1982.

Extraits de l’article “The Meeting of Buddhist and Western Psychology”, édité par Nathan Katz dans The Naropa Journal of Contemplative Psychology, Volume IV, texte publié en 2005 par les éditions Shambhala dans l’ouvrage The Sanity We are Born With. L'ouvrage de Trungpa n'est pas encore publié en France. Traduction libre pour l'usage personnel des lecteurs francophones.

samedi 15 février 2014

La commercialisation de la pleine conscience

Voici un article intelligent qui dénonce les travers de l'utilisation commerciale de la pleine conscience en vogue aujourd'hui, et des implications politiques d'une telle pratique dans l'économie libérale contemporaine. Un texte de Ron Purser et David Loy publié sous le titre Beyond McMindfulness dans le HuffingtonPost du 2 juillet 2013 (version originale anglaise). Par ailleurs pour souligner l'engouement croissant d'une telle pratique réadaptée, voici la une de couverture du prestigieux Time magazine du 3 février 2014, intitulé "La révolution en pleine conscience" (The mindful revolution). Ce qui devient assez ironique en croisant les deux articles, puisque celui de Purser et Loy démontre assez bien l'usage de la mindfulness à des fins de conservation du statu quo, dans la société en général et les entreprises en particulier.


"La méditation de la pleine conscience (mindfulness) s’est imposée d’un coup, faisant son entrée dans les écoles, les entreprises, les prisons et les organismes gouvernementaux, l’armée américaine notamment. Des millions de gens tirent des bénéfices concrets de leur pratique de pleine conscience : moins de stress, une meilleure concentration et un peu plus d’empathie peut-être. Évidemment, on ne peut que se réjouir de ce développement majeur. Il a néanmoins sa part d’ombre.

La révolution de la pleine conscience semble offrir une panacée universelle pour régler à peu près toutes les questions de la vie quotidienne. Plusieurs ouvrages ont été publiés récemment sur le sujet : Être parent en pleine conscience (Mindful Parenting), Manger en pleine conscience (Mindful Eating), Enseigner en pleine conscience (Mindful Teaching), Une politique de la pleine conscience (Mindful Politics), La thérapie de la pleine conscience (Mindful Therapy), Diriger en pleine conscience (Mindful Leadership), Une nation consciente (A Mindful Nation), La guérison consciente (Mindful Recovery), Le pouvoir de l’apprentissage conscient (The Power of Mindful Learning), Le cerveau conscient (The Mindful Brain), La pratique de l’attention dans les périodes de crise (The Mindful Way through Depression), Le chemin de l’attention vers l’auto-compassion (The Mindful Path to Self-Compassion). Quasi-quotidiennement, les médias font référence à des études scientifiques sur les multiples bienfaits de la méditation de la pleine conscience en termes de santé et comment une pratique aussi simple peut provoquer des transformations neurologiques dans le cerveau.

L’engouement pour le mouvement de la pleine conscience a aussi créé une petite industrie lucrative. D’avisés consultants recommandent des formations à la pleine conscience, assurant qu’elle améliore l’efficacité au travail, qu’elle réduit l’absentéisme et qu’elle met en valeur les compétences personnelles si essentielles dans une réussite professionnelle. Certains vont même plus loin en affirmant qu’une formation à la pleine conscience peut agir comme une « technologie perturbatrice » qui transforme les entreprises même les plus dysfonctionnelles en des formes organisationnelles plus respectueuses, plus compatissantes et durables. Jusqu’ici, cependant, aucune étude concrète n’a été publiée pour appuyer de telles affirmations.

Dans leurs stratégies de positionnement, les promoteurs des formations à la pleine conscience débutent généralement leurs programmes en disant qu’ils sont « d’inspiration bouddhiste ». Raconter aux néophytes que la pleine conscience est un héritage du bouddhisme, une tradition célèbre pour ses méthodes de méditation anciennes et éprouvées, offre un certain cachet et un effet tendance. Mais, parfois, dans la même phrase, les consultants assurent souvent leurs sociétés commanditaires que leur type de pleine conscience n’a plus de lien ou d’affiliation avec ses origines bouddhistes.

Le découplage de la pleine conscience de son contexte moral et religieux bouddhiste se comprend comme un changement utile pour faire de ce genre de formation un produit vendable sur le marché. Mais l’empressement à laïciser et marchandiser la pleine conscience sous la forme d’une technique commercialisable risque d’aboutir à une dénaturation malheureuse de cette pratique ancienne, qui visait bien plus qu’à soulager un mal de tête, réduire la pression artérielle, ou aider des gestionnaires à être plus concentrés et plus productifs.

Bien qu’une technique épurée et laïcisée, que certains appellent aujourd’hui le « McMindfulness », puisse rendre la pleine conscience plus acceptable pour le monde de l’entreprise, sa décontextualisation de sa vocation première de libération et de transformation et de son ancrage dans l’éthique sociale, revient comme Faust à vendre son âme. Plutôt que d’exercer la pleine conscience comme un moyen d’éveiller les individus et les organisations des racines malsaines de l’avidité, de la malveillance et de l’ignorance, elle est généralement remodelée en une technique banale, thérapeutique de développement personnel qui peut, en fait, renforcer ces racines.

La plupart des explications scientifiques et autres qui circulent dans les médias présentent la pleine conscience en termes de réduction du stress et de renforcement de l’attention. Ces bienfaits sur le comportement humain sont proclamés comme des incontournables de la pleine conscience et ses principaux intérêts pour les entreprises modernes. Mais la pleine conscience, telle qu’elle est comprise et pratiquée dans la tradition bouddhiste, n’est pas simplement une technique moralement neutre pour réduire le stress et améliorer la concentration. Elle est au contraire une qualité distincte de l’attention qui est tributaire et influencée par de nombreux autres facteurs : la nature de nos pensées, de nos paroles et de nos actions, la manière de gagner notre vie, nos efforts pour éviter des comportements inappropriés ou maladroits, tout en développant ceux qui contribuent à une action sage, à l’harmonie sociale et à la compassion.

C’est pourquoi les bouddhistes font une différence entre l’attention juste (samma sati) et l’attention incorrecte (miccha sati). La distinction n’est pas morale : la question est de savoir si la qualité de la conscience se caractérise par des intentions appropriées et des qualités mentales positives qui conduisent à l’épanouissement et à un bien-être optimal pour les autres autant que pour soi-même.

D’après le canon pâli (les plus anciens enseignements attestés du Bouddha), même quelqu’un qui commet un crime prémédité et odieux exerce sa pleine conscience, bien que nuisible. De toute évidence, l’attention consciente et la concentration totale d’un terroriste, d’un tireur assassin, ou d’un criminel en col blanc n’est pas de la même étoffe que l’attention que le dalaï-lama ou d’autres pratiquants bouddhistes ont développée. La pleine conscience juste est guidée par des intentions et des motivations fondées sur la modération, des états mentaux sains et des comportements éthiques : des objectifs qui incluent, mais qui l’emportent sur la réduction du stress et l’amélioration de la concentration.

Une autre idée fausse veut que la méditation de la pleine conscience soit une affaire privée ou intérieure. La pleine conscience est souvent commercialisée comme une méthode d’épanouissement personnel, un forme de répit dans les épreuves du monde féroce de l’entreprise. Une telle orientation individualiste et consumériste de la pratique de la pleine conscience peut se révéler efficace pour se préserver et faire avancer ses propres intérêts mais est inopérante pour atténuer les causes des détresses collectives et structurelles.

Quand la pratique de la pleine conscience est cloisonnée de cette façon, les liens qui unissent des motivations personnelles s’effacent. Sa propre transformation personnelle est dissociée d’une transformation sociale et structurelle qui prenne en compte les causes et les conditions de la souffrance dans un environnement plus large. Une telle colonisation de la pleine conscience génère aussi une forme d’instrumentalisation : elle ajuste la pratique aux besoins du marché plutôt que d’offrir une réflexion critique sur les causes de notre souffrance collective, la dukkha sociale.

Le Bouddha a souligné que son enseignement traitait de la compréhension et de la fin de dukkha (la souffrance au sens le plus général). Qu’en est-il de la souffrance provoquée par les modes de fonctionnement des institutions ?

De nombreux défenseurs des entreprises estiment que la transformation commence par soi : si l’esprit peut devenir plus concentré et plus apaisé, alors les transformations sociales et structurelles suivront naturellement. Le problème d’une telle formulation, c’est qu’aujourd’hui les trois moteurs nuisibles relevés par le bouddhisme, que sont l’avidité, la malveillance et l’illusion, ne sont plus limités aux esprits individuels, ils se sont institutionnalisés en des forces qui échappent au contrôle de chacun.

Jusqu’à présent, le mouvement de la pleine conscience a évité d’envisager sérieusement la question de l’omniprésence du stress dans les entreprises actuelles. Au lieu de cela, les sociétés ont accueilli avec enthousiasme le mouvement de la pleine conscience, car il fait peser à point nommé la charge sur le travailleur individuel : le stress est présenté comme un problème personnel et la pleine conscience est proposée comme une bonne médication pour aider les travailleurs à travailler plus efficacement et calmement dans des environnements toxiques. Enveloppé dans une aura de soin et d’humanité, la pleine conscience est refaçonnée en une soupape de sécurité, comme un moyen de relâcher la pression, une technique pour réagir et s’adapter aux efforts et aux tensions de la vie de l’entreprise.

Il en résulte une version atomisée et privatisée de la pratique de la pleine conscience, qui est facilement cooptée et réduite à ce que Jeremy Carrette et Richard King, décrivent dans leur livre "Vendre la spiritualité. La prise de contrôle silencieuse de la religion" (Selling Spirituality: The Silent Takeover of Religion) comme un infléchissement « d’accommodement ». L’entraînement à la pleine conscience suscite un grand intérêt, car elle devient une méthode à la mode pour maîtriser les troubles du personnel, encourager l’acceptation tacite du statu quo et être un outil efficace pour garder l’attention concentrée sur des objectifs institutionnels.

À bien des égards, les formations d’entreprises à la pleine conscience, avec leurs promesses que des salariés plus tranquilles, moins stressés seront plus productifs, ressemblent à s’y méprendre aux courants aujourd’hui décriés des « relations humaines » et des formations à la sensibilité qui étaient populaires dans les années 1950 et 1960. Ces programmes de formation ont été critiqués pour leur utilisation manipulatrice des techniques relationnelles, comme l’écoute active, employée comme un moyen de calmer les employés en leur faisant sentir que leurs préoccupations avaient été entendues alors que les conditions restaient inchangées sur leur lieu de travail. Ces méthodes ont été appelées « la psychologie de la vache » car des vaches satisfaites et dociles donnent plus de lait.

Bhikkhu Bodhi, un moine bouddhiste occidental au ton direct, met en garde : « Sans une critique sociale forte, les pratiques bouddhistes pourraient être facilement utilisées pour justifier et maintenir le statu quo, et devenir un renfort pour le capitalisme consumériste. » Malheureusement, une perspective plus éthique et socialement responsable est désormais considérée par de nombreux pratiquants de la pleine conscience comme une préoccupation accessoire, ou comme une politisation inutile d’un cheminement personnel de transformation.

Il est à espérer que le mouvement de la pleine conscience ne suivra pas la trajectoire habituelle de la plupart des modes de l’entreprise, l’enthousiasme débridé, l’acceptation dépourvue de tout sens critique du statu quo, la désillusion finale. Pour devenir une véritable force de transformation positive personnelle et sociale, il devra se réapproprier un cadre éthique et aspirer à des fins plus nobles qui prennent en compte le bien-être de tous les êtres vivants."

Ron Purser et David Loy