Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

jeudi 3 janvier 2013

Un maître pour trouver sa Voie

A l’heure où la spiritualité tend à devenir un marché du bien-être, le maître se réduirait-il au dernier avatar d’une figure d’autorité archaïque n’ayant plus sa place ? Ou bien est-il encore le seul garant de la transmission d’une influence spirituelle authentique à notre époque ? Et si, loin d’appartenir au passé, la relation au maître était aujourd’hui à réinventer ?


La rupture des Temps Nouveaux
La perte de repères que nous connaissons, et que tous les indicateurs pointent comme une crise sans précédent, ouvre à une quête de sens entièrement neuve. Notre situation signe un temps de « déracinement » ou de « brèche » qui pourrait s’avérer une chance. Car il n’est plus possible, malgré la meilleure volonté, de se relier aux formes traditionnelles comme jadis, où les usages étaient les garants d’un lien authentique au monde sacré. Le maître spirituel s’inscrit dans une lignée ininterrompue, car « le rattachement à une organisation traditionnelle régulière est une condition nécessaire de l’initiation », met en garde René Guénon. Ce point ne saurait être passé sous silence, sans quoi n’importe qui pourrait à bon compte se déclarer « maître ». Il y a donc un risque inhérent à notre époque, qui exige un discernement que ne requéraient pas les sociétés organisées sur un mode traditionnel. Plutôt que de le nier ou de s’en affliger, l’assumer ouvre des possibilités nouvelles de se relier pour de bon au chemin spirituel et à celui qui y mène, le maître.

Un guide nécessaire
Pour autant que la source de son inspiration ne soit jamais d’ordre strictement humain, la spiritualité authentique ne peut se passer d’une initiation réelle, de cœur à cœur. La question n’étant pas « d’avoir » un maître comme une possession supérieure, mais d’entrer en relation à un autre être qui a cheminé et vous éclaire de son expérience sur la Voie – un guide à même de vous donner une direction précise dans la « forêt obscure » de la vie, selon l’expression de Dante. Grâce à lui, le disciple est invité a plus de clarté d’esprit. De fait, le maître extérieur ne devrait pas être séparé du maître intérieur, qui n’est autre que l’intelligence première, plaçant celui qui chemine face à la vérité de son existence sur Terre.

L’abandon de ses illusions
Si la psychanalyse a ses limites en ce qui touche la spiritualité, elle est de ce fait un solide garde-fou. Par sa critique virulente de la religion, « système de doctrines et de promesses », Sigmund Freud en a fait le modèle de l’illusion humaine. L’homme, échoué dans un monde sur lequel il n’a aucune prise, s’invente un protecteur tout-puissant qui a barre sur son destin personnel, une figure qu’il pourrait infléchir par certains comportements de soumission. Ici la cécité presque volontaire de Freud à l’égard de la mystique nous permet de lever bien des malentendus. La recherche d’un maître est bien souvent une fuite infantile devant sa propre responsabilité. Or, celui qui s’engage sur une Voie doit être conscient qu’il va progressivement être amené à abandonner ses illusions protectrices et affronter la réalité en face, et non apprendre à s’en prémunir davantage. Il ne faudrait jamais faire fi de son intelligence et d’un certain sens de cynisme face à toutes les promesses fallacieuses de la vie spirituelle.

Le Maître, selon la psychanalyse, est trop souvent objet de fascination ou substitut du père. Pourtant ce n’est pas la vérité du maître spirituel et Jacques Lacan, tourné vers l’Orient et en particulier le Japon, annonce en ouverture de son premier séminaire de 1953 : « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. » Voici un bon critère pour déterminer à quel maître vous avez affaire. Son enseignement vous parle-t-il en personne ? Son questionnement ouvre-t-il un horizon de sens à découvrir par vous-même ? Car le maître n’est pas là pour vous consoler ou vous priver de votre liberté, mais pour vous la rendre, avec le vertige qui l’accompagne nécessairement… 

Une hiérarchie réinventée
En un sens, chacun se trouve désormais investi de l’idéal qui a présidé à la constitution de nos démocraties laïques, avant qu’elles ne versent dans le management de masse. Chacun est digne de choisir sa voie propre, de même chaque maître doit réinventer une entente de la tradition et une façon de s’y relier. Cette situation de flottement apporte avec elle de nouvelles possibilités de rapports, qui abolissent la hiérarchie ancienne et verticale. Un maître moderne, le Tibétain Chögyam Trungpa, disait de ses étudiants qu’ils étaient avant tout ses ‘amis’ : « Une amitié authentique entre le maître spirituel et l’étudiant se caractérise par une communication directe nommée ‘rencontre de deux esprits’. L’ami s’ouvre et vous vous ouvrez, vous êtes tous deux dans le même espace. » Ce geste d’amour et de confiance reste exemplaire. Et si la modernité imposait désormais qu’il n’y ait plus de maître spirituel que dans la dimension démocratique ?


Pour aller plus loin :
René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Guy Trédaniel, 1984
(Voir aussi ses Aperçus sur l’initiation)
Fabrice Midal, Quel bouddhisme pour l’Occident ? Seuil, 2006
(Voir aussi « Un maître spirituel à l’âge de la démocratie » in Chögyam Trungpa, une révolution bouddhiste, Editions du Grand Est, 2007)

La pensée du « déracinement » se trouve chez Simone Weil dans L’enracinement  et celle de la « brèche » chez Hannah Arendt dans La crise de la culture


©Nicolas D’Inca, article paru dans Le Monde des Religions, janvier-février 2013 (N°57)