Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

samedi 14 juillet 2012

La bonté humaine, entretien avec Jacques Lecomte

La bonté ne serait-elle pas devenue taboue dans une société matérialiste orientée par le profit, le cynisme et l’égoïsme ? Sortir d’une conception trop facilement négative de l’homme, toujours réductrice, tel est le pari de Jacques Lecomte qui signe un très bel ouvrage « La bonté humaine » (Odile Jacob, 2012). Jacques Lecomte est docteur en psychologie, enseignant à l’université et à la faculté des sciences sociales de l’Institut catholique de Paris. Il est le président de l’Association française de psychologie positive, il a notamment publié « Guérir de son enfance » et « Donner un sens à sa vie ». Dans son livre, J. Lecomte non seulement rééquilibre la balance entre négatif et positif, mais parvient même à montrer que la bonté est constitutive de notre être. Que la potentialité innée à la bonté, à l’empathie, à l’altruisme soit souvent niée ne l’altère en rien. Sans tomber dans la naïveté, un tel discours remet les choses en bon ordre. Au fil de notre entretien, sa vision sociale se fait jour, puisque comme a dit le poète Thoreau « Ne soyez pas trop moral, vous risquez de vous priver de beaucoup de vie. Ne soyez pas simplement bon, soyez bon pour quelque chose ». Où l’on voit que la conception altruiste de ce spécialiste de la psychologie positive et de la résilience n’est pas loin de la compassion au cœur de la tradition bouddhiste.

 

Nicolas D’Inca : Vous présentez d’abord un grand nombre d’histoires, des situations exceptionnelles mais aussi plus ordinaires, où les gens font preuve de bonté, souvent là où on ne l’attend pas. C’est surprenant, lors des catastrophes naturelles, les guerres, ou encore dans ces moments où l’on pourrait attendre une réaction de vengeance, c’est la bonté humaine qui se montre en premier lieu. Dans la deuxième partie vous éclairez les fondements de ce comportement de bonté. 

Jacques Lecomte : Dans mon livre j’essaie d’associer des aspects strictement rationnels, avec des études scientifiques, et des aspects très humains. Je pense qu’il est important de toucher le cœur et la raison, on ne peut se couper d’une de ces facettes. J’essaie d’être crédible de ces deux côtés. Plusieurs personnes m’ont dit qu’on ne peut rationnellement après avoir lu ce livre continuer de soutenir la thèse de l’égoïsme ou de la violence fondamentale. Et parallèlement, du côté émotionnel, le lecteur peut être touché par des expériences humaines fortes, notamment dans les histoires sur le pardon ou sur les gens qui sauvent des inconnus au péril de leur vie. La première partie du livre est donc plutôt humaine et la seconde plutôt scientifique. Je pose la question : si la bonté est si présente, pourquoi continuer de maintenir la thèse de l’égoïsme fondamental de l’être humain qui ne permet pas de rendre compte de ces phénomènes spontanés ? Je me sers alors de divers champs scientifiques pour étayer mon propos, la neurobiologie, la psychologie du développement, l’anthropologie, la primatologie, la sociologie et l’économie expérimentale. Je crois que j’ai fait le tour ! C’est le premier ouvrage de synthèse de ce type en France.
 

ND : Votre parcours est éclectique, cela se ressent dans votre ouvrage car vous balayez un grand nombre de disciplines avec une aisance qui vous semble naturelle…

JL : Mes filles à force de m’entendre dire « tiens un jour quand je faisais ça… » s’écrient « mais papa c’est encore une nouveau métier ! » J’en ai exercé une vingtaine. Dans ma jeunesse j’ai vécu dans une communauté où nous cultivions la terre en agrobiologie avec des chevaux… Puis j’ai été journaliste, travailleur social, psychologue… J’ai commencé par une démarche existentielle et spirituelle. J’ai vécu une conversion chrétienne à l’âge de 18 ans, qui a marqué ma vie, tout en ayant beaucoup de respect et de sympathie pour la démarche bouddhiste. D’ailleurs, mon ami Ilias Kotsou spécialiste de l’intelligence émotionnelle me disait un jour « tu n’as pas besoin de méditation de pleine conscience, tu y es déjà ! » car je suis assez curieux, émerveillé et cette disposition face à la vie me semble aller de soi. Sur le bouddhisme, mon livre « Donner un sens à sa vie » comportait un chapitre sur le sens à trouver dans la philosophie ou la spiritualité, et je consacrais un passage à la conversion et au cheminement de Matthieu Ricard.  

ND : Vous-même, vous avez connu une conversion, passant du ressentiment et de la violence à l’amour et au pardon. Ainsi votre chemin éclaire votre livre qui fait état de ces retournements vers l’essentiel dans l’existence. 

JL : J’ai été longtemps discret sur ces sujets, mais le suis moins depuis que j’ai participé à l’ouvrage de Christophe André « Secrets de psy » où je raconte mon expérience. Dès l’enfance j’ai été marqué par la violence, l’absence de bonté du côté paternel. Cela a fait de moi un révolté violent, mais la conversion et les rencontres ont transformé mon regard et j’ai pris conscience très jeune de la puissance de la bonté. Une lucidité absolue sur la capacité à faire le mal, d’abord, puis une véritable ouverture à la capacité à faire le bien et à l’immense puissance de la bonté.  

ND : Vous êtes de plain-pied avec les expériences humaines que vous rapportez dans votre livre, comme ces jeunes que des travailleurs sociaux vont rencontrer dans les rues. Tout d’abord ils n’y croient pas, puis ils sont submergés : ce n’est pas possible, on peut donc s’occuper de moi sans rien attendre en retour ? Cette bonté peut-être brimée mais pas effacée.  

JL : Nelson Mandela dans son autobiographie finit par une méditation sur la bonté, et il a cette phrase que j’ai mise en exergue de mon livre « La bonté de l’homme est une flamme qu’on peut cacher mais qu’on ne peut jamais éteindre. » Il dit bien qu’il a pu supporter ces 27 années de prison car il n’a jamais perdu espoir dans cette bonté humaine, même chez ses geôliers. Et s’il a facilité la transition de l’apartheid à la démocratie, c’est grâce à cette capacité chez lui de voir la bonté de l’être humain, chez ses adversaires politiques y compris. C’est la notion africaine d’ubuntu, l’essence de l’être humain est d’avoir cet ubuntu : la bonté, la fraternité, l’hospitalité, la coopération ; toutes ces qualités positives qui nous mettent en relation les uns les autres. L’action politique de Mandela repose sur la conviction que l’être humain est habité par l’ubuntu.  

ND : C’est la grande force de votre livre, déclarer une chose pareille est une bombe à la fois philosophique, spirituelle et politique. Une vision qui repose sur la bonté de l’homme a un aspect profondément révolutionnaire.   

JL : Exactement. Ce livre se veut d’ailleurs un tremplin vers le suivant, car comme je le signale à la fin de l’ouvrage, cette pensée de l’être humain a un effet de changement du paradigme social et politique. Ce sera un livre de projet de société basée sur des connaissances scientifiques et des expériences vécues, sur l’impact positif d’attitudes telles que l’altruisme, l’empathie, la responsabilité, la confiance en autrui, dans l’éducation, l’entreprise, la justice, la santé, etc. La structure de la société fonctionnerait mieux avec de tels fondements. Mon prochain livre sera donc un projet de société basée sur la psychologie positive, ou plutôt sur les sciences humaines « positivement orientées ». Et mes modèles en ce domaine sont des personnes comme Nelson Mandela, Vaclav Havel, Aung San Suu Kyi‬. Des leaders ayant un idéal humaniste fort, et qui n’hésitent pas à aller jusqu’au sommet du pouvoir pour mettre cette vision en œuvre. C’est ce que j’appellerai un « optiréalisme ». Que le monde politique soit difficile ne signifie pas qu’il est en soi pourri ! Il n’a pas à être laissé à ceux qui ont le goût du pouvoir chevillé au corps. Par exemple Havel était un homme de culture qui n’a pas hésité à entrer dans un combat politique pour que sa vision humaniste puisse triompher. Chef d’Etat malgré lui… J’ai un immense respect pour ces personnages. Rendez-vous compte, qui oserait aujourd’hui en France écrire comme lui sur ses affiches électorales « L’amour et la vérité triompheront de la haine et du mensonge » ? Extraordinaire, cela sort du cadre habituel.
 

ND : Et cela nous sort du vieux cadre « l’homme est un loup pour l’homme »… 

JL : Oui, qui détermine notre société et avant tout notre économie ! Les esprits sont manipulés car toute politique publique est basée sur une philosophie de l’être humain, souvent implicite. La nôtre croit en la violence fondamentale de tous contre tous. Nous ne pouvons continuer d’être réduits à des « homo œconomicus » égoïstes qui ne chercheraient que leur propre profit sans souci des autres. Non seulement cette vision ravage la terre, mais elle est fausse. Changer de conception changera de politique. La bonté peut changer le monde ! 


Propos recueillis par Nicolas D’Inca


Pour aller plus loin :
Jacques Lecomte, « La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité », Odile Jacob, 2012
http://www.psychologie-positive.net
Jacques Lecomte fera une intervention sur le thème « La bonté peut-elle changer le monde ? » pour le Festival de la paix à la Grande Pagode de Vincennes les 22-23 septembre.

Cet article a été publié dans Bouddhisme Actualités juillet/août 2012