Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

dimanche 20 mai 2012

Le Paradoxe dans l’Ecole de Palo Alto et le Zen


Comment sortir d’un cadre déjà connu et problématique en soi, et déboucher sur une nouvelle perspective libérée du problème ? Cette question est à l’horizon du changement intérieur, à la croisée de deux traditions. La grande richesse du bouddhisme Zen est d’avoir œuvré en ce sens depuis des siècles par l’usage du koan. En Occident, nous avons pour référence la pensée de l’école dite de Palo Alto qui pense le décadrage en psychothérapie. Comment apporter une transformation au patient par l’usage du paradoxe ? Et comment cela se rapporte-t-il, de manière innovante, à la question centrale au cœur de toute voie, en particulier celle de la méditation ? Grâce à l’excellent travail de synthèse opéré par le spécialiste de l’école de Palo Alto M. Jean-Luc Giribone dans une conférence donnée à l’association Jeunes&Psy, étudions cette façon d’envisager le changement profond. Et pour nous guider dans le Zen, nous marcherons dans les pas du maître le plus sûr, Shunryu Suzuki.

Changements

L’école de Palo Alto a été fondée dans l’après-guerre, au Mental Research Institute de la ville de Palo Alto en Californie. Dans les années 70, le trio Watzlawick, Weakland et Fisch publie un ouvrage qui deviendra un livre fondateur « Changements. Paradoxes et Psychothérapie ». La pensée de Gregory Bateson, qui n’appartiendra jamais à l’école, était l’une des grandes références de Palo Alto, avec celle de Milton Erickson (créateur de l’hypnose ericksonienne), la troisième étant le philosophe logicien Wittgenstein. Les auteurs du livre « Changements » en définissent deux sortes : le type 1 reste encore dans le cadre du problème et ne modifie en rien sa structure, le type 2 en revanche est une réelle mutation, c’est un changement de deuxième ordre, déplaçant le cadre de pensée. Ni A ni non-A, ni l’un ni l’autre, la direction étant celle d’un tiers terme. Un thème fondamental de Palo Alto est l’idée que le patient doit être délivré de sa tentative de solution, car la réponse se trouve hors de ses attentes préconçues concernant son état.

Prenons une des histoires racontées par Watzlawick, dans laquelle une place publique est occupée par la foule pendant la Commune à Paris et un officier a reçu l’ordre de « tirer sur la canaille ». Les soldats sont en joue, la tension à son comble, l’émeute gronde, l’officier tire son sabre et annonce d’une voix forte : « Mesdames et messieurs, j’ai pour ordre de tirer sur la canaille, mais comme je vois nombre de personnes respectables, je leur demanderais de bien vouloir quitter la place afin que nous puissions viser la canaille ». La place fut vidée dans le calme en quelques minutes. C’est un excellent exemple de décadrage. Avec un humour typiquement zen, Milton Erickson raconte une histoire qui lui est arrivée avec quelqu’un s’apprêtant à le cogner parce qu’il l’avait bousculé un jour de grand vent : « Je regardais posément ma montre et lui dit avec politesse ‘il est exactement 2 heures moins 10’ – bien qu’il fut plus de 4h ! » Et il s’éloigna en laissant l’individu stupéfait. Il y a un recadrage de la situation, elle s’éclaire d’un tout autre point de vue qui désamorce complètement l’issue jusqu’alors fatale. Cela fait terriblement écho a une phrase zen : « Le Bouddha a tenté de nous libérer en détruisant notre sens commun. » Un des points essentiels est que le vrai changement affecte la position implicite qui définit les coordonnées dans lesquelles le sujet agit, pense, se représente, etc. Ainsi la notion de cadre – et comment s’en libérer – est un très bon pont entre le Zen et la psychothérapie, souligne Jean-Luc Giribone.

Le Koan Zen
Le paradoxe utilisé dans Palo Alto apporte la délivrance au patient, parce que quelqu’un le délivre de ce qui a été tout le programme de sa vie, tenter une solution qui échoue. Alors brusquement autre chose peut apparaître, un espace nouveau. On retrouve ce processus dans les techniques paradoxales du Zen. Dans la méditation, c’est le passage de l’aporie de l’esprit à la présence du corps. Shunryu Suzuki Roshi montre la nécessité de passer à cette autre logique, faisant ce saut à première vue paradoxal : « L’esprit du débutant recèle de nombreuses possibilités. L’esprit de l’expert en contient peu. » La plus connue des techniques paradoxales du Zen est le koan, ayant pour but d’épuiser l’esprit conceptuel et de déboucher sur le 3e terme logique « ni A ni non-A ». Pour cela on demande au pratiquant de se fixer sur une formule profondément absurde. L’apprenti veut vraiment arriver à quelque chose, il y a donc progression sur la voie, mais son vouloir le bloque… que faire ? On détourne l’intellect sur une formule où l’énergie de la quête se conserve mais l’ego finit par se suicider et quelque chose de la réalité apparaît. « Ce qui te manque, cherche-le dans ce que tu as ». « Quand la lumière a disparu, où va-t-elle ? ». « Quel était votre visage avant de naître ? » On cherche un lieu qui est un non-lieu, où la vie ne peut se cristalliser, le satori ne se trouvant pas ailleurs – entre l’humour et la poésie, cet espace que l’on ne voit qu’en négatif, en le devinant entre les lignes… 

Une question est canonique dans le Zen, que les disciples posaient à leur maître « Pourquoi Bodhidharma est-il venu d’Occident ? » C’est-à-dire d’Inde en Chine, où il aurait introduit le ch’an qui deviendra le zen. Les réponses sont toutes plus belles les unes que les autres : « Quel beau lampion ! Le cyprès dans la cour. Il n’y a aucune signification à sa venue. Je n’ai pas de réponse à vous donner. A quoi sert de demander aux autres ? Encore un qui passe par le même vieux chemin… Demandez au poteau qui est planté là. Mon ignorance est pire que la vôtre. Votre question est à côté du sujet. Je vous le dirai quand je serai mort. » Toutes ces façons de parler de la présence désignent une seule chose, c’est la joie de l’ouverture au monde, à l’opposé de la souffrance créée par la fermeture d’esprit qui s’accroche à ses problèmes. Ce qui permet de dire à Suzuki « La seule voie consiste à apprécier votre vie. » Voilà qui est peut-être un secret au-delà des mots.

Méditer libre de soi
Un obstacle profond est la volonté même de progresser, la fixation sur un objectif. Les plus grands pratiquants n’ont cessé de le répéter, de même en psychothérapie dès les origines Freud a insisté sur le fait que « la guérison vient de surcroît ». Le patriarche Lin Tsi ajouterait « Plus on cherche, plus on est loin. C’est là ce que j’appelle un secret ». « Que les fruits de l’action ne soient jamais ton mobile » surenchérit la Bhagavad-Gita hindou. Ce désaccord entre ce que l’on veut et la réalité, cette contradiction fondamentale nous rapproche de la situation propre au koan. Mais c’est également le cas de la méditation assise, dont le grand principe zen est « shikantaza » : juste s’asseoir. « L’essentiel est donc de pratiquer sans aucune visée de gain rapide, sans la moindre idée de gloire ou de profit. Nous ne pratiquons zazen ni pour autrui ni pour nous-mêmes. Pratiquez zazen juste pour zazen. Asseyez-vous, simplement. » dit encore Shunryu Suzuki dans Libre de soi, libre de tout. L’aporie est la même que celle que dénonce la thérapie inspirée par Bateson, à savoir que la volonté de changer empêche toute réussite. On ne peut vouloir danser avec grâce, s’asseoir avec naturel, ou avoir de l’humour. De même il est impossible de désirer le changement, la guérison ou même l’éveil. Comment penser une action qui serait libre d’elle-même, où celui qui agit est entièrement soi, c’est-à-dire en même temps libre de soi ? Les techniques paradoxales de l’école de Palo Alto sont une des pistes à suivre pour découvrir une nouvelle porte d’entrée vers sa propre expérience, une porte qui passe par un chemin inconnu. Le Zen, le koan et la méditation sont une antique voie qui ne cesse d’être neuve à chaque fois que l’on pratique simplement sans but. Il n’y a plus de réponse à chercher à l’extérieur ou de confirmation du moi. C’est paradoxal. Nous allons mal, la planète guère mieux, la société se délite, et quel est le remède prescrit ? Shikantaza. Ne rien faire, juste s’asseoir, mais pleinement. Le mot de la fin revient à Shunryu Suzuki : « Soyez votre propre refuge et croissez tout droit vers le ciel, c’est tout. Mais c’est un peu inhabituel, n’est-ce pas ? Nous sommes peut-être fous. Certaines personnes peuvent nous juger fous et nous les estimons peut-être folles. Pas de problème. Nous ne tarderons pas à découvrir qui est fou. »
 
N.D.

Pour aller plus loin
Gregory Bateson, « Vers une écologie de l’esprit », Seuil, 1977
P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch, « Changements », Seuil, 1975
Shunryu Suzuki, « Libre de soi, libre de tout », Seuil, 2011

dimanche 6 mai 2012

Conférence de Christophe André

“La mindfulness, outil thérapeutique ou préventif ?”

Conférence exceptionnelle de Christophe André   
Mardi 22 mai à 20h.

Maison des Associations du XIIe, 181 av. Daumesnil 75012 Paris.

(Sur inscription uniquement)


L'association Jeunes et PSY aura la joie de recevoir le Dr Christophe André, porte-parole de la méditation de pleine conscience dans le milieu hospitalier en France, pour sa 4e conférence de l'année sur le thème "Guérir ?". 
Médecin psychiatre à l'hôpital Sainte Anne à Paris, le Dr André est l'auteur de nombreux ouvrages destinés à des lecteurs désireux de mieux comprendre les souffrances qui les traversent. En lien avec Jon Kabat-Zinn et Zindel Segal, ainsi que Matthieu Ricard à qui il dédie son dernier livre, Christophe André a développé et popularisé la 'mindfulness' pour des patients anxieux et à risque dépressif. Il répondra pour nous à la question de savoir s'il s'agit d'un outil thérapeutique ou préventif pour les patients qui en bénéficient.
Dernier ouvrage paru "Méditer, jour après jour", L'Iconoclaste, 2012

Soirée réservée aux professionnels de la santé mentale : psychologues et psychiatres, étudiants en psychologie et internes en psychiatrie. Merci de vous inscrire à l'avance, aucune inscription n'aura lieu sur place le 22 mai. 
PAF 10 euros. Gratuit pour les membres de l’association.

mardi 1 mai 2012

Les Séminaires de Zurich de Martin Heidegger

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Les Séminaires de Zurich de Martin Heidegger.
Un dialogue entre phénoménologie et psychiatrie aujourd’hui

 Publié dans la revue Psychiatrie Française Vol. XXXXII 3/11, janvier 2012, pp. 139-146.

L’édition française des Zollikoner Seminare de Martin Heidegger est un événement[1]. Ce livre contient les dits Séminaires de Zurich, tenus entre 1959 et 1969 à la clinique psychiatrique du Burghölzli puis au domicile de Medard Boss, ainsi que les entretiens entre Heidegger et Boss, et une partie de leur correspondance privée. Témoignage de première main sur l’élaboration de la phénoménologie psychiatrique, ce livre est avant tout un document de travail inestimable pour les psychiatres et psychologues d’aujourd’hui. Il traite notamment des thèmes du temps, du corps, de la parole et de l’écoute, de la perception, de la représentation, de la mémoire. La mise en question de la science comme prétention totalitaire à saisir le monde ; et l’analyse critique des fausses théories sur l’homme, qui ne permettent pas de lui venir en aide malgré l’urgence douloureuse de sa situation, sont les deux axes de lecture à travers lesquels nous appréhenderons l’œuvre. C’est à la lumière de ces réflexions et de sa pensée du Dasein élaborée dans le maître ouvrage de 1927 Etre et Temps que Heidegger pense la psychiatrie moderne. Ce chemin de pensée, si singulier, fait apparaître la nécessité de refonder une véritable psychothérapie à dimension humaine.

S’adressant à des psychiatres de formation médicale, c’est-à-dire développée sur le modèle des sciences physiques et de la nature, il s’agit pour Heidegger d’une explication avec la Science. Il remet radicalement en question la prétention scientifique de dire le vrai sur le monde, à avoir le dernier mot sur ce qu’est l’être humain, à en déterminer la pensée et les conduites. Il suggère un rapport plus pondéré à la science, conscient de ses limites et de son impensé propre. En effet, la question centrale des séminaires est d’abord de savoir ce qu’est l’être humain d’un point de vue proprement humain, expérientiel, vécu ; non pas d’un point de vue scientifique, objectif, calculable, réductible à une causalité logique, fût-elle bio-logique ou psycho-logique. Car, le projet scientifique de la nature tel qu’il domine notre monde depuis Galilée et Newton « tient compte de la détermination des conformités aux lois (…) mais aucunement en tenant compte de cet étant[2] que nous nommons l’être humain. Si l’on part de cet état de fait, tout le fossé qui sépare science de la nature et prise en considération de l’humain devient visible. » dit Heidegger le 2 novembre 1964. Et il ajoute que considérant l’homme comme un étant naturel « nous prétendons déterminer l’être de l’humain à l’aide d’une méthode dont le projet n’est pas du tout orienté sur sa manière à lui d’être. La question demeure de savoir ce qui a la primauté : est-ce cette méthode scientifique de conceptualisation et de calcul des conformités à la loi ou bien est-ce l’exigence de déterminer l’être humain lui-même en tant que tel dans l’expérience de soi que fait l’humain ? ». Dès lors le risque de s’égarer devient visible, la psychiatrie oscillant entre les deux pôles aux projets distincts de la science et de l’humain. C’est pourquoi de tels questionnements sont au cœur de toute approche authentique du soin psychique. Au premier chef nous pensons que la psychanalyse, lorsqu’elle entend ce que Heidegger nomme ici « l’expérience de soi que fait l’humain » permet d’éviter que ne se creuse plus avant le fossé entre la science médicale et ledit « objet » dont elle traite, l’homme souffrant.

Comme nous le confiait François Fédier, « de ce point de vue-là Heidegger est phénoménal – et j’ai mis longtemps à le comprendre – parce qu’il est absolument libre par rapport à la science. Il ne dit pas du tout que la science n’a aucun intérêt, au contraire la science est étonnante et formidable, mais l’idée de pouvoir s’imaginer qu’on va apprendre quelque chose uniquement à partir de la science, c’est une folie ! »[3] Le philosophe fait bien sentir l’audace de la pensée heideggerienne, qui déconcerta d’ailleurs au plus haut point le public des Séminaires, composé de médecins organicistes et de savants matérialistes. Son auditoire bien des fois recule devant la trop grande liberté de Heidegger, qui tente de les entraîner au-delà de la pensée scientifique ou de sa parodie, comme dit Foucault, par les sciences humaines. Il parvient tout de même, pied à pied, avec une grande patience et un art de la maïeutique digne de Socrate, à semer une graine de pensée méditative, pour ceux qui ont renoncé à l’hégémonie de la pensée calculante[4]. Après tout, son projet avoué est de former des « médecins qui pensent » dit-il en juillet 1965. Il ajoute en guise d’éclaircissement : « Aujourd’hui, plus l’effet et l’utilisabilité de la science se répandent, plus la capacité et la disponibilité pour la méditation qui porte sur ce qui a lieu dans la science s’étrécissent, à mesure que la science accède à sa prétention d’offrir et de gouverner la vérité à propos de l’effectif vrai. Qu’est-ce qui a lieu dans le cours de la science ainsi spécifié et livré à lui-même ? Rien de moins que l’autodestruction de l’être humain. » L’enjeu, on le voit, est vital. En d’autres termes, la science bien qu’elle produise nombre d’effets vérifiables dans le réel ne donne pas à l’être humain les moyens pour se penser lui-même. Bien au contraire, elle l’aveugle à mesure que son champ d’action s’étend et se fait plus absolu. Apparaît alors la tension entre la volonté insatiable qu’a la science de comprendre en expliquant et maîtrisant la nature, et l’observation heideggerienne selon laquelle l’homme n’en est pas pour autant plus en contact avec son monde, son propre être, son humanité. Et c’est là ce qui nous intéresse au premier chef en tant que cliniciens : comment penser la santé mentale à une époque où la connaissance est vue comme une chose objective à trouver dans la nature, à découvrir par le calcul en dehors de l’homme qui connaît ? C’est pourquoi Heidegger enjoint celui qui veut garder quelque sobriété intellectuelle, celui dont la vocation est d’aider l’être humain psychiquement malade, à réfléchir sur ce qui se produit autour de lui à l’époque historique qui lui revient, celle de l’achèvement de l’homme occidental parvenu à l’extrême limite de ses possibilités. « En tant que psychothérapeute, vous êtes plus particulièrement intéressés par cette question, car pour vous ce qu’est, qui est et comment est l’être humain, à savoir du même coup l’être humain actuel, est d’une importance fondamentale. »[5]

C’est parce qu’Heidegger se trouve au cœur de cette tension épistémologique qu’il s’adresse à des psychiatres, public scientifique et en rapport à l’humain, touché de plein fouet par cette question. Il prend donc le parti d’approfondir avec eux leur compréhension de la psyché, dans son fonctionnement normal et pathologique. Ce faisant Heidegger met en lumière l’évidence selon laquelle la théorie sous-jacente à la thérapie influe sur son déroulement et le fait que cette théorie est fondée sur des présupposés philosophiques. Il pointe ainsi l’impossibilité de concevoir la psychologie en dehors de l’éclairage philosophique : il est nécessaire de penser l’homme dans son rapport au monde pour pouvoir lui venir en aide.

Un tel propos nous place face à l’obligation éthique d’entretenir un rapport dynamique et éclairé à la clinique. C’est ainsi que nous pourrons garder vivante cette « profession qui porte secours », selon la belle formule de Heidegger dans une lettre adressée à Boss pour son 60e anniversaire. En effet, la relation thérapeutique auprès d’êtres humains en difficulté psychique importe beaucoup aux yeux du philosophe. En un sens, c’est par amitié pour Boss, mais à travers lui par amicalité profonde envers ceux qui exercent cette profession, que Heidegger essaie de toucher en plein cœur l’être en souffrance, l’homme moderne dont la provenance est, dit-il, aussi ancienne que la civilisation elle-même. Quant à la souffrance humaine, les diagnostics des penseurs modernes convergent de manière frappante. Ils éclairent, comme autant de facettes, le sens du mal de cet homme des Temps Nouveaux : renversement des valeurs, nihilisme et perte de dignité de l’existence selon Nietzsche ; malaise dans la civilisation, Spaltung irrémédiable et pulsion de mort pour Freud ; totalitarisme, crise de la culture et échec des voies traditionnelles de transmission pour Hannah Arendt ; machinisme, règne de la force barbare et déracinement chez Simone Weil, etc. La liste est éloquente, car le point central semble le même malgré les différences de formulation. Par son absolutisation, la raison occidentale en est arrivée à son contraire : la démence. Freud, dans un texte trop oublié de 1908[6], rappelle que l’évolution technique de la civilisation conduit malgré le confort matériel à un surcroît de « nervosité », la répression pulsionnelle de l’homme au nom du progrès rationnel ne pouvant conduire qu’à la maladie mentale généralisée. Ainsi, le secours nécessaire à la survie de l’homme moderne déborde le cadre strictement thérapeutique. La façon dont l’humanité est enclose dans une conception du monde est, bel et bien, un problème philosophique. Pour libérer l’homme de ce qui l’entrave, Martin Heidegger compte sur le pouvoir de la pensée qui dégage une clairière respirable au sein de la forêt des concepts. C’est ainsi qu’il en arrive à penser la sortie de la métaphysique, mouvement qui se retire de la philosophie pour préparer une pensée autre par un « Schritt zurück » – que Jean Beaufret traduit en français par « le pas qui rétrocède », consonnant avec le « retour amont » cher à leur ami commun le poète René Char.

Ce retournement décisif, consistant en une refonte de la pensée de l’être humain, est opéré dès la conférence inaugurale tenue au Burghölzli le 8 septembre 1959. Retournement qui fait apparaître l’homme comme une présence à ce qui est donné, une ouverture première au monde et non plus comme un sujet. Nous comprenons ainsi le sens du mot Dasein, célèbre mais mal compris : « être-le-là », traduction française certes difficile mais indiquée par le philosophe lui-même. Le séminaire commence ainsi : « Toutes les idées habituelles jusqu’ici en psychologie et en psychopathologie qui se représentent la psyché, le sujet, la personne, le je, la conscience doivent disparaître d’une visée daseinsanalytique au profit d’une entente tout autre. La constitution fondamentale de l’exister humain qui doit être vue à neuf doit être appelée Da-sein ou être-au-monde. ». Propos soulignés par Medard Boss : « L’être humain n’est pas un sujet ». Une telle assertion est un séisme dont l’amplitude rappelle celui causé par les formulations audacieuses de Freud à l’orée du XXe siècle. L’existence d’un Inconscient remettant en cause l’hégémonie de la conscience et dévoilant que le Moi n’est pas « maître en sa demeure » mais repose sur un socle psychique plus vaste, est en effet un bouleversement. La coupure épistémologique de la psychanalyse naissant dès la Traumdeutung, en 1900 selon la date d’édition voulue par Freud, place résolument la psychologie du XXe siècle sous le signe d’un paradigme nouveau. La psyché, grâce à Freud, cesse d’être une évidence mais redevient une question inhabituelle, dérangeante, révolutionnaire.[7]

Cette pensée qui ferme la porte à toute forme d’ego-psychology était à l’ordre du jour à Zurich en 1959, mais qu’en est-il plus de cinquante ans après ? Il semblerait que la direction suivie par la science médicale, et à sa suite par la psychiatrie et la psychologie, n’ait tenu aucun compte des remarques de M. Heidegger. Aujourd’hui l’homme se pense comme un Moi autonome qui pourrait s’autodéterminer par sa volonté, une conscience qui aurait rapport au monde par le moyen de la représentation. C’est ici que selon nous la philosophie et la psychanalyse auraient tout à gagner à entreprendre un dialogue resté lettre morte. Jacques Derrida se situe dans le même horizon de pensée dans « N’oublions pas – la psychanalyse » en 1990 : « Dans l’air du temps philosophique, on commence à faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si la prise en compte de l’événement de la psychanalyse n’était plus de rigueur, n’avait même plus sa place dans quelque chose comme une histoire de la raison : comme si on pouvait continuer tranquillement le bon vieux discours des Lumières, revenir à Kant, rappeler à la responsabilité du sujet en restaurant l’autorité de la conscience, du moi, du cogito réflexif, d’un « Je pense » sans peine et sans paradoxe »[8]. Pourtant, les deux courants analytiques que sont l’analytique du Dasein et la psychanalyse ne sont pas parvenus à rectifier le tir pris par les « sciences humaines »[9].

Science humaine, voilà peut-être l’écueil écrit en toutes lettres. N’est-ce pas une grave contradictio in adjecto qui pèse lourd sur la profession ? En 2011, n’avons-nous pas régressé par rapport au point où se trouvait la pensée en 1959 quant à la possibilité d’une psychiatrie authentiquement humaine ? L’appui de la phénoménologie est pour cela un atout précieux. Elle ne préjuge pas de ce qu’est l’être humain, mais tente de se mettre à son écoute, sans passer par les déterminations métaphysiques qui ont cours sur « l’âme » ou la psyché depuis deux millénaires et demi de tradition philosophique. Elle fait apparaître ce qui de soi-même n’apparaît pas dans le phénomène ; droit à la chose même, « zur Sache selbst », était le mot d’ordre du fondateur Edmund Husserl. Dans sa lignée directe, Heidegger déclare : « avant la parole et avant l’énonciation, toujours d’abord les phénomènes — et seulement après, les concepts ! » Ce primat absolu du phénomène sur la phénoménologie est une indication de méthode à laquelle il faut toujours revenir. Car la « méthode » d’approche du phénomène humain est primordiale. Le philosophe Pierre Jacerme éclaire le sens de ce terme grec lorsqu’il rappelle que chez Aristote le mot garde « l’idée de chemin (odos) et de questionnement. Ce n’est plus le cas quand la méthode devient un protocole qu’on applique et qu’on suit. »[10] La psychiatrie, précisément, fut elle-même la pourvoyeuse la plus fine de l’observation de l’homme, ce phénomène par excellence. Saura-t-elle poursuivre la tâche au XXIe siècle, demeurant chemin de pensée, questionnement du sens de la folie, ou se renfermera-t-elle en protocole scientifique qui prédétermine l’angle des questions et des réponses ? Il est facile de comprendre pourquoi l’approche phénoménologique du Dasein, radicale, subversive, allant à la source même des conceptions courantes de l’homme, peine à trouver quelque écho à l’époque de Martin Heidegger comme à la nôtre. Recevant tout juste les Séminaires de Zurich en France, nous ne prenons pas encore la mesure de l’impact qu’ils auront sur la théorie et la pratique psychiatriques, voire psychanalytiques. Gageons – espérons seulement ? – un impact aussi grand que la remise en question de l’être humain qui s’y amorce, pour une entente plus libre de la souffrance psychique aujourd’hui.

Nicolas D’Inca







[1] Martin Heidegger, Séminaires de Zurich, Paris, Gallimard, 2010. édités par Medard Boss, traduit de l’allemand par Caroline Gros en collaboration avec François Fédier.
[2] Heidegger distingue dans son œuvre l’être et l’étant, se référant en cela à la tradition philosophique dès ses commencements les plus matinaux, dès Parménide. Est étant tout ce qui existe, toute chose. « Pour autant qu’être n’est rien d’étant, distinguer l’étant de l’être est ce qu’il y a de plus fondamental et de plus difficile. Cela est encore plus difficile quand la pensée est déterminée par la science, qui ne traite que de l’étant. » Heidegger, Séminaires de Zurich, op. cit., p. 48.
[3] François Fédier, dans une interview inédite donnée le 05/02/2011 pour l’association Jeunes&Psy.
[4] « Il y a ainsi deux sortes de pensée, dont chacune est à la fois légitime et nécessaire : la pensée qui calcule et la pensée qui médite. » Pour une analyse plus détaillée de ces notions voir Martin Heidegger, Sérénité in Questions III, Gallimard, 1966
[5] Heidegger, Séminaires de Zurich, op. cit., séance du 10 mars 1965, p. 102.
[6] Sigmund Freud, « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la nervosité moderne » in Œuvres complètes, t. VIII
[7] Heidegger disait dans un cours de 1937-38 : « il faut bouleverser ce qui est devenu habituel, il faut des révolutions. La relation originale et de bon aloi à ce qui est initial se trouve pour cette raison dans ce qui est révolutionnaire : par le bouleversement de l’habituel, il remet en liberté le statut en retrait de l’initial. » Traduction F. Fédier, Regarder Voir, Les Belles Lettres, 1995, p. 312.
[8] Derrida, « Let us not forget – Psychoanalysis » in The Oxford Literary Review, vol. 12, n°1-2, 1990
[9] Et ce malgré l’excellent travail de synthèse opéré par Medard Boss, cf. Psychanalyse et analytique du Dasein, Vrin, 2007. Distinguons, au passage, la Daseinsanalyse de Ludwig Binswanger, critiquée par Heidegger lui-même, de l’analytique du Dasein mise en œuvre par Medard Boss dont il soutient les travaux.
[10] Pierre Jacerme, L’éthique à l’ère nucléaire, Lettrages, Paris, 2005