Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

mercredi 6 avril 2011

Vaincre la dépression ordinaire par la méditation

Nous avons déjà consacré certaines pages de la rubrique « Psychologie et Méditation » à présenter et décrypter l’approche de l’attention appliquée aux troubles majeurs de notre époque moderne : la dépression et le stress. Des techniques issues de la méditation bouddhique servent à aborder ces troubles psychopathologiques courants, en y apportant l’éclairage de la prise de conscience. « Surmonter la dépression ordinaire et le découragement », un enseignement donné par Fabrice Midal en mars dernier, a inspiré cet article. Voici une autre perspective sur la dépression entendue cette fois dans son acception courante et non clinique. Nourri par ce regard porté sur le phénomène si répandu, caractéristique de notre époque que Baudelaire nommait dès le XIXe siècle le « spleen », le mal de vivre, il s’agit d’en montrer les résonances avec les enseignements traditionnels sur la souffrance d’une part et sur la dignité de l’autre.

Quitter le monde du soleil couchant
Ce thème de « Surmonter la dépression ordinaire » est dans le droit fil de l’analyse de la pensée de Chögyam Trungpa qui, avec son génie unique, s’est confronté au destin de l’Occident. Comment la méditation peut-elle véritablement répondre au monde dans lequel nous vivons ? Trungpa s’est rendu compte qu’une des difficultés principales des Occidentaux était la dépression, cette tonalité de dépression qui colore notre monde. Il ne s’agit pas tant d’une maladie que d’une atmosphère de découragement, de manque d’allant et de confiance, présente autant dans l’air ambiant qu’en soi. Dans son livre La sagesse de Shambhala, il décrit à merveille ce phénomène commun : « En fait, la dépression du petit matin n’est pas très logique. C’est la calamité du soleil couchant. Sans trop savoir pourquoi, on ne se sent pas très bien. Un sentiment de mort règne. (…) Tout le monde connaît cette dépression fondamentale. » Le soleil couchant, qui invite à aller se coucher et à s’endormir, est une image très forte pour décrire ce qui nous arrive lorsque la dépression du petit matin gagne du terrain : vivre devient un fardeau. Se lever et se réveiller est vraiment trop lourd. Nous ne sentons plus aucune joie. Il y a comme un écran entre nous et le monde, qui fait le lit de cette dépression. Le découragement vient de cette absence de rapport plein, le jour devient plombant, grisâtre, sans contour nettement défini. Pour lutter contre cette grisaille, la société du soleil couchant nous propose des excitants, des formes de divertissements qui donnent le sentiment d’exister plus intensément. Cette approche propage ce sens de découragement car la racine du problème n’est en rien entamée. Ch. Trungpa pense la catastrophe ainsi : « Le véritable problème, c’est l’impossibilité de travailler sur sa dépression. (…) Abandonnons la dépression. Abandonnons littéralement la dépression. »

La posture, dignité du pratiquant
Abandonner la dépression, relever la tête, se réjouir d’être en vie, retrouver le centre et sourire au milieu même des difficultés profondes qui nous assaillent souvent de tous côtés, est un vrai défi lancé par le Bouddha. Chaque méditant tâche d’y répondre à même sa propre vie. Dans un Peanuts, bande dessinée du célèbre dessinateur de Snoopy, on peut voir une scène comique mais ô combien révélatrice de l’approche habituelle de la dépression. En quatre cases, tout est dit, surtout pour les pratiquants. Dans la première, on voit un petit garçon l’air abattu, penché en avant, les épaules tombantes et les bras ballants, dire à une petite fille : « ça, c’est ma posture déprimée ». Dans les cases suivantes, il se redresse et lui explique sa théorie née de l’expérience : « Quand on est déprimé, la façon de se tenir fait toute la différence. La pire chose à faire, c’est de se tenir bien droit, les épaules dégagées, parce qu’on commence tout de suite à se sentir mieux… » Puis il reprend finalement sa posture déprimée : « Pour vraiment profiter de sa dépression, il faut se tenir comme ça… »
Tout être humain le sait bien, en tant qu’il a un rapport vivant à son corps, qui dit quelque chose de très profond sur son état d’esprit, « la façon de se tenir fait toute la différence ». Le côté irrésistiblement drôle des images ici décrites, est que chacun peut reconnaître sa mauvaise foi. Au fond, peut-être ne voulons nous pas vraiment quitter notre dépression ? La dépression est une épreuve que le courage peut aider à surmonter ou comme le dit encore Trunpa : « Je sais que, parfois, passer au-delà de la dépression peut être une expérience tellement terrifiante, éblouissante, mais il faut le faire quand même. La lâcheté peut en même temps donner du courage. »

Le geste de la méditation, la posture digne adoptée dans toutes les pratiques bouddhistes de méditation, coupe cette tendance à la racine. Que l’on se sente déprimé n’y change rien, la posture nous tient pourvu que nous la tenions. L’expérience de la méditation permet progressivement de se défaire de son emprise sur soi-même et par là même de lâcher la crispation sur le moi et ses problèmes, alors « on commence tout de suite à se sentir mieux. » Et ce n’est pas du bonheur en boîte provoqué par une illusion de plus, par un divertissement agréable, non ! C’est même parfois au sein de la plus grande douleur que la posture nous montre la dignité qui est la nôtre. La perspective bouddhiste invite à entrer en amitié avec soi, à développer plus de bienveillance et de tendresse envers soi, à reconnaître sa détresse et à ne plus l’ignorer, mais à prendre soin de soi. Trungpa dit encore : « La manière de prendre du bon temps consiste d’abord à être doux envers soi-même. Bien des problèmes sont dus à la haine de soi. (…) Laissons-nous être des personnes réelles, authentiques, qui n’ont pas besoin de médecins, de médicaments et tout le tralala. Soyons simplement des êtres humains ordinaires. » C’est ce côté ordinaire et authentique qui se révèle quand on se tient bien droit, qu’on relève la tête et qu’à force de pratique nous regardons la réalité en face avec plus d’aisance. Le chemin permet de développer un sens d’amitié envers soi, en entrant en relation avec ce que nous sommes. Les petits remontants deviennent moins superflus et l’on sait de mieux en mieux comment se tenir dans le monde.

Cesser de rêver les yeux ouverts
La difficulté de travailler avec la dépression se montre sous divers visages. L’un d’entre eux consiste à vivre coupé de notre expérience réelle. L’impossibilité d’entrer en rapport à ce que nous vivons va à l’encontre de la conviction profonde des bouddhistes, selon lesquels il est possible de regarder l’expérience, même dans les difficultés les plus grandes. La douleur a tant à nous dire. Trouver un chemin à travers ses difficultés semble parfois insurmontable. Voilà la voie de la méditation, quoi qu’il en soit. L’invitation du Bouddha est de cesser de prendre douleur et chagrin comme une diminution de l’être, un accident de la vie qui devrait être levé, une absurdité. La douleur est inséparable de l’espace même de l’existence.
Le séminaire d’été de L’Ecole Occidentale de Médiation portera sur ce thème : « Cesser de rêver les yeux ouverts ». Le divertissement est précisément ce rêve les yeux ouverts, qui n’amène bien souvent qu’à davantage de dépression. La méditation est une invitation à ouvrir les yeux afin de voir les choses telles qu’elles sont, en développant dignité et courage. La proposition révolutionnaire de la méditation porte sur ce point, de réaffirmer sans cesse que la pratique ne vise pas à escamoter les difficultés. Elle ne cherche pas à vous faire aller bien, au sens ordinaire. La perspective bouddhiste invite à abandonner quelque chose de cette prise pour qu’un chemin vivant puisse éclore. « Le sens d’une existence réelle est de sortir de la dépression et du découragement, d’arrêter de rêver les yeux ouverts et de se relier à l’ampleur de la réalité telle qu’elle est. C’est seulement à partir de là que peut naître un vrai chemin, qu’une unité réelle de l’existence peut apparaître. »

Nicolas D’Inca


Article publié dans Bouddhisme Actualités, avril 2011

samedi 2 avril 2011

Le Malaise hier et aujourd’hui, ou pourquoi lire Freud

Un article paru dans le N°2/2010 de la revue Psychiatrie Française, au sujet des nouvelles traductions de Freud entreprises notamment par le Seuil. A partir de Malaise dans la civilisation, nous analysons l'apport de la pensée freudienne, avec José Martinez. Voici un court extrait de l'article intégral.

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5. Le Malaise hier et aujourd’hui, ou pourquoi lire Freud
L’actualité de Freud reste brûlante, et il ne s’agit ni d’un colosse aux pieds d’argile ni d’une idole dont le crépuscule aurait sonné, contrairement à ce que prétendent de récentes attaques. Son texte est là, et il se porte tout seul, aujourd’hui comme hier. Chaque lecture d’un grand texte apporte un sens nouveau et le livre semble éclairé d’une lumière tout autre ; a fortiori quand il s’agit d’une traduction nouvelle d’un texte déjà connu. C’est ce qui se passe à la relecture du Malaise, où l’Unbehagen prend d’étranges couleurs d’Unheimlichkeit, d’inquiétante étrangeté : Freud a-t-il écrit ce texte à la veille de la grande crise économique de 1929 et de l’accession d’Hitler au Reichstag en 1930 – ou en 2010, époque où sont brandis les épouvantails de l’effondrement économique du monde occidental et de la perte de contrôle sur la technique moderne, qui menace le monde d’un autre genre de totalitarisme ? Si certains lecteurs, les non spécialistes plus probablement que les « psy » de formation, en découvrant les grands textes freudien aujourd’hui se posent des questions de ce type, sans doute que la puissance dérangeante de la psychanalyse va connaître un nouvel essor. Mauvaise conscience de son temps, telle est sa vocation première, seul point qui la rapproche de la philosophie.

Dans son « enquête sur le bonheur » Freud pose certains modes pulsionnels de traiter avec le malheur comme paradigme d’une position subjective face à la difficulté de vivre, d’un évitement du principe de réalité, d’une négation de la douleur. Un exemple psychopathologique en est la toxicomanie, qui reste très problématique. Mais au-delà d’une entente stricte de ce phénomène qui touche les individus à notre époque plus largement qu’à la sienne – car la pharmacopée (légale) s’est considérablement étendue – qu’en est-il de l’usage si répandu d’une autre sorte de narcotique, la télévision ? Les médias et le consumérisme sont des solutions globales apportées au problème de la souffrance humaine, tentant de combler toute faille, et donc un nouveau visage du malaise. Voilà ce à quoi Freud n’a pu assister. En revanche, et c’est l’effarante modernité de son texte, il l’avait prévu. Le malaise trouve ses sources dans la constitution même de l’homme, aux prises avec le langage, le sexuel et le refoulement des pulsions.

Le totalitarisme qui s’insinue dans l’Allemagne nazie des années trente, tandis que Freud vient d’achever Le Malaise dans la Culture, est dissous. Mais la menace d’une pulsion de mort qui entrave les sources de vie n’a pas disparu. Le danger d’un monde devenu « total », réfrénant férocement la libido mise au service d’impératifs économiques et concentrant les populations de manière vertigineuse, soumis à leur agressivité qui n’a pas d’autre issue que de faire retour, est présent aujourd’hui plus que jamais. Le monde va-t-il redevenir un univers clos, inversant l’ouverture de pensée amorcée par les Lumières et dont Freud reprend le flambeau ? Les déterminations économiques, scientifiques, techniques de l’homme vont-elles prendre le pas sur ce qu’Eros peut offrir de subversion, en-dehors de tout cercle défini d’avance ? Le malaise actuel tente de nier la psychanalyse, qui vient mettre à mal le fantasme contemporain de bonheur de masse, de progrès industriel – comme si cela s’accompagnait d’un progrès moral exonéré de la dette de l’être parlant envers le sexuel et la mort.

Freud nous inspire par sa vision de l’homme de culture, le Kulturmensch, pris dans les rets du processus civilisateur et de sa destructivité interne. Le malaise est inhérent à la société, non pas extérieur. Les belles pages sur le surmoi nous en donnent la mesure. S’évertuer au bien n’est en rien une garantie du bonheur. La statue du Commandeur, l’instance morale, domine et écrase l’homme de son ombre démesurée. Freud, en effet, dans le chapitre clé de son livre (le chapitre VII), montre que la civilisation conduit l’individu à l’angoisse, conséquence du renoncement pulsionnel à l’agressivité dont il pourrait faire preuve à l’égard de l’Autre. La surveillance zélée du surmoi se retourne contre le moi. Cette haine autopunitive fait partie du malaise. Thanatos tente de prendre le pouvoir. L’histoire rejoint la métapsychologie : après l’accès d’Hitler au pouvoir au nom d’une humanité meilleure, Freud ajoute la dernière phrase du Malaise, en signe d’espoir. La voici dans la nouvelle traduction du Seuil : « Il faut dès lors espérer que l’autre des deux ‘puissances célestes’, l’éros éternel, fera un effort pour l’emporter sur son non moins immortel adversaire. Mais qui peut prédire le succès et l’issue ? »

"Un malaise dans la traduction freudienne",
par Nicolas D’INCA et José M. MARTINEZ