Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

mardi 8 février 2011

Dharma et Science en France, avec Jon Kabat-Zinn


Entretien exclusif avec Jon Kabat-ZinnBouddhisme Actualités N°132, Février 2011

En octobre 2010, le scientifique américain Jon Kabat-Zinn nous a fait l’honneur d’une interview exclusive. Celui qui refuse qu’on le présente comme un pionnier dans l’introduction de la méditation dans un contexte séculaire, préfère qu’on parle de lui comme de quelqu’un qui aime ce qu’il fait. Devant notre insistance à lui reconnaître ce rôle de pont entre les traditions, il met l’accent sur les forces à l’œuvre dans le monde pour que la méditation se répande. « Cela ne dépend pas d’une seule personne, je ne peux donc ni détruire, ni sauver le dharma », nous confie-t-il, ce qui l’amuse beaucoup. Rencontre avec un homme impertinent et sa vision.

Nicolas d’Inca : Faites-vous une distinction entre le dharma et le bouddhisme ?
Jon Kabat-Zinn : Figurez-vous que j’ai posé la même question à Sa Sainteté le Dalaï Lama, sur la scène de la 13e rencontre du « Mind&Life Institute », à Washington, en novembre 2005. Je lui ai demandé s’il opérait une différence entre bouddhadharma et dharma universel. Et il a répondu non. Je me doutais de sa réponse, mais je voulais que les trois mille personnes présentes entendent qu’il n’y a fondamentalement aucune différence : le dharma est le dharma. S.S.D.L. disait aussi : chaque fois que nous apprenons quelque chose de bon pour l’humanité, il nous faut trouver les moyens habiles pour le partager au mieux. Ce n’est pas comme si nous essayions de revendre aux gens une espèce de bouddhisme déguisé. Juste le pur dharma.

ND : C’était le fond de ma question : peut-être les gens vont-il commencer le programme de Réduction du Stress par la Pleine Conscience (MBSR), puis ils voudront méditer, et alors où iront-ils ? Dans des centres bouddhistes.
JKZ : Oui, c’est vrai que nous envoyons nombre de nos patients méditer dans des centres de retraites bouddhistes. Mais alors, ils sauront que la statue du Bouddha sur l’autel n’est rien qu’une statue. On peut parler du Bouddha non seulement comme du « médecin du monde », mais comme d’un vrai scientifique, un génie intéressé par le fonctionnement de l’esprit. Il n’avait à son époque aucune de nos machines sophistiquées pour l’imagerie cérébrale ou la génétique moléculaire, il avait juste son corps et son esprit. Il a donc calibré son esprit, comme pour une expérimentation, il l’a stabilisé avant de commencer son investigation sur la nature de l’expérience. Qui ressent de la douleur ? Qui perçoit ? Chacun devient plus curieux sur son propre être par la méditation.

ND : La question de savoir qui fait l’expérience est-elle en soi scientifique ?
JKZ : Non, c’est avant tout une question expérientielle, mais aujourd’hui on peut placer quelqu’un dans un scanner et voir ce qu’il fait durant sa pratique, dans son cerveau même. Voilà les études que l’on a menées sur Matthieu Ricard, qui a commencé comme biologiste moléculaire avant de devenir moine et qui redevient un scientifique à travers ce travail. Nous avons donc des gens qui sont d’excellents rapporteurs « à la première personne », ils peuvent finement décrire leur expérience, et en même temps nous pouvons observer « à la troisième personne » avec les machines, d’un point de vue extérieur.

ND : Ce que vous dites me rappelle Francisco Varela.
JKZ : Oui, c’était son idée. Nous lui devons tout. Francisco était un être remarquable, un polymathe, un génie dans plusieurs domaines : immunologie, phénoménologie, neurosciences et méditation. Il a été l’élève d’Urgyen Tülku, ayant appris la méditation avec Chögyam Trungpa.

ND : Dans votre présentation lors du forum vous parliez des « aimants à duhkha » que sont les écoles ou les hôpitaux. Mais comment travailler avec la douleur dans le monde, devenu lui-même aimant à duhkha dans son ensemble ?
JKZ : Cela dépend principalement de ce que vous aimez. Car personne ne va pas se charger de tout le boulot… Du moins, jusqu’au prochain bouddha ! Vous devez donc commencer par vous poser la question : qu’aimez-vous le plus ? Je n’ai pas raconté toute mon histoire, mais vous savez, cela m’a pris dix ans de méditation avant de trouver quelle était ma fonction sur cette planète. Dix ans qui se sont concrétisés en dix secondes de vision à propos de la MBSR, lors d’une retraite. Ma stratégie lors de cette conférence donnée à huit cents personnes était de les faire s’interroger sur ce qu’ils aiment. C’est particulièrement vrai avec le dharma, qui touche votre propre pratique. Le Bouddha ou n’importe quel maître zen vous le diront : vous devez le faire par vous-même. Le Bouddha n’était pas bouddhiste.

ND : Il faut avant tout être soi-même, c’est un point intéressant. Il n’y a donc pas de danger d’altérer la tradition ?
JKZ : Je pense que le dharma prend soin de lui-même. J’ai posé cette question à de nombreuses personnes qui vivent et travaillent avec le dharma, sur le plan de l’érudition comme de la pratique : doit-on se soucier de la corruption le dharma ? Si vous suivez son histoire, le dharma a été corrompu de nombreuses fois, il y a eu des périodes de déclin où il ne s’agissait plus du dharma véritable. Mais il a survécu malgré tout. Ce serait une incroyable hybris (orgueil en grec, nda) de croire que l’on possède ce pouvoir de protéger ou détruire le dharma. Le plus important est de ne pas tomber dans l’illusion, de ne pas se tromper soi-même sur le fait que l’on enseigne le dharma alors qu’il s’agit d’anti-dharma. Il faut être bien assis, solidement ancré dans votre propre pratique et échanger avec les pratiquants de longue date, les enseignants authentiques ; alors c’est votre responsabilité d’incarner votre compréhension des enseignements. Le meilleur moyen de partager avec les gens est votre manière de vivre. Vous n’avez même pas à enseigner. Regardez Matthieu Ricard, ce n’est pas un maître de méditation, il ne l’enseigne pas… il l’incarne.
Cependant, un réel danger dont je parle peu est l’intérêt actuel des gens pour la méditation. Cela devient sexy ! Particulièrement en psychologie, les gens se disent : il faut que je devienne enseignant de mindfulness (pleine conscience). En huit semaines ou même en huit minutes, ils pensent avoir tout compris ! Être dans le moment présent, ne pas juger ses pensées, pas de problème, je suis déjà plus ou moins comme ça, donc je n’ai pas besoin de pratiquer mais je peux l’enseigner aux autres ! Quoi qu’ils fassent, ce n’est pas de la pleine conscience, et là se trouve un grand danger. Il faut vraiment rappeler aux gens : vous devez pratiquer. Il n’est pas possible de se contenter d’être thérapeute et d’enseigner la méditation, vous devez le faire vous-même, comme un débutant. Pratiquer tous les jours, mais aussi partir en retraite pour connaître de longues périodes d’assise, afin que lorsque vous en parlez ce n’est pas en répétant ce que vous avez appris la veille, mais cela vient de la moëlle de vos os.

ND : N’est-ce pas un problème actuel en France, où les gens sont des nouveaux venus en méditation ?
JKZ : Oui, ils doivent être patients. Ils n’ont pas à transformer la France en Nation de la Pleine Conscience en un mois, vous savez ! Ni même en un an, ou dix ans… La patience est cruciale, à moins de vouloir trahir le dharma, ce qui n’est pas une très bonne idée pour son karma. Il est préférable que les gens aillent doucement, qu’ils bâtissent de solides fondations en eux-mêmes, dans leur cœur, par leur pratique. Alors face à quelqu’un qui souffre, ils sauront que tout d’abord, il n’y a rien à faire. Un autre point problématique à soulever est ce qu’on pourrait appeler le « mode réparation », qui est l’enjeu en médecine comme en psychologie, où l’on veut guérir les gens.

ND : Quand quelqu’un souffre, on veut tout de suite qu’il en sorte, sans le laisser faire l’épreuve de sa propre souffrance.
JKZ (en français) : Vous comprenez.

ND : C’est mon travail de tous les jours comme psychologue.
JKZ : Oui, mais quand même, c’est bon pour moi d’entendre ça. Merci.

Propos recueillis par Nicolas d’Inca

vendredi 4 février 2011

Prendre acte de la mort pour guérir



Un bel article paru le 4 janvier 2011 dans "La Croix", par Danielle Moyse, qui questionne notre rapport à la mort à travers l'oeuvre de Ch. Trungpa.

Il est un petit texte intitulé « prendre acte de la mort », issu d’un séminaire que Chögyam Trungpa tint aux Etats-Unis en 1973, dans lequel le maître tibétain propose une conception inédite de la guérison (Le cœur du sujet, Seuil, 1993). Il y développe d’abord l’idée suivant laquelle celle-ci ne saurait se confondre avec une réparation mécanique destinée à faire disparaître des symptômes. Une telle confusion, loin de permettre une restauration réelle de la santé ne fait, d’après Trungpa, que reconduire l’état qui a précisément occasionné la maladie ! De sorte que la guérison ne se trouve pas là où l’on croyait pouvoir la trouver : le médecin estime souvent avoir achevé son travail au moment où il est venu à bout des signes pathologiques pour lesquels, il est vrai, le malade était venu le consulter, quand il a surtout ainsi fait taire le message parfois salutaire que représentait la maladie. (voir aussi Moyse D., Bien naître- bien être- bien mourir, érès 2001)
Car la maladie n’est pas d’abord un raté du corps/machine. Elle apparaît comme le signe de ce que, à travers le symbole de La peste, Albert Camus avait identifié de son côté comme l’expression d’un certain « divorce entre l’homme et sa vie », qui définit en l’occurrence, dans l’oeuvre de Camus, « le sentiment de l’absurdité » (La peste, Gallimard, 1947). Or, si l’hypothèse du maître spirituel et, implicitement, celle du romancier sont vraies, la médecine, trop exclusivement mobilisée par la recherche de « traitements », devrait se réformer en profondeur, pour aboutir à de réelles guérisons. Puisque la maladie peut apparaître comme un symbole, ainsi que Camus le laisse entendre en faisant de « la peste » une figure allégorique, cela indique qu’elle renvoie, comme n’importe quel symbole, à quelque chose de plus vaste qu’elle-même. C’est sur cet ensemble qu’il faudrait agir pour soigner, à plus forte raison, pour guérir.
Or, l’homme serait malade, estime Trungpa (comme Camus), d’un certain rapport à la vie. Inutile, donc, de songer à rétablir vraiment la santé sans travailler ce rapport. Quelle en est alors la tonalité ? celle d’un certain manque d’intérêt, d’attention vis-à-vis de soi-même. « Qu’on ait été renversé par une voiture ou qu’on ait attrapé un rhume, il y a un moment où l’on n’a pas fait attention à sa personne », dit-il. Bien entendu, il peut y avoir toutes sortes de raisons qui aboutissent à une telle distraction, et ce serait réintroduire l’idée, déjà trop enracinée dans nos esprits, que la médecine est toute puissante, que de la croire à elle seule capable de résoudre l’ensemble des facteurs qui ont détraqué les malades, c’est-à-dire, suivant l’étymologie éclairante de ce mot, qui les ont amenés à perdre leur propre trace.
Car c’est tout au contraire un mouvement reconduisant la médecine au sens de l’humilité qui pourrait, suivant l’hypothèse du penseur tibétain, l’amener à une réforme telle qu’elle aboutirait peut-être à de véritables guérisons. Trungpa postule en effet que « la relation de guérison est la rencontre de deux esprits », celle du médecin et du malade, et que cette rencontre ne peut avoir lieu que si l’un et l’autre prennent acte de « l’expérience commune de la naissance, de la vieillesse, de la mort et de la peur qui les sous tend »… Il est bien sûr plus confortable de « regarder de haut le patient et sa maladie en pensant que vous avez bien de la chance de ne pas souffrir de ce mal ». Mais, « l’attitude adoptée face à la mort <étant jugée> de première importance », c’est pourtant en aidant le patient à envisager cette possibilité commune que pourrait « débuter le processus de guérison ». A ce propos, « il n’est pas nécessaire, dit Trungpa, de s’efforcer de cacher ce qui est difficile à annoncer ». Ce qui n’implique pas qu’on doive non plus, suggère-t-il, assener la probabilité de sa mort prochaine au malade. « On devrait … l’aider à comprendre un peu mieux l’idée de perte – la possibilité de ne plus exister et de se dissoudre dans l’inconnu. » Car éviter d’entrer dans cet horizon, c’est, paradoxalement, éviter la vie, tandis que guérir vraiment signifierait inversement « que la vie ne gêne plus le patient faire face à la mort sans ressentiment ni attente. »
Or, proposer un tel chemin de guérison n’est autre que la proposition d’une révolution de la médecine occidentale. Fille d’une certaine conception mécaniste de la vie héritée de la philosophie cartésienne, notre médecine, incontestablement agissante à bien des égards, nous permet-elle néanmoins d’être dans un rapport à la mort autre que celui d’une ambition de toute puissance qui l’exclut de la vie ? Et peut-elle dans ce contexte aider les médecins à se projeter sur le terrain commun de la possibilité de la vieillesse et de la mort qui le rapprocherait du malade ? Pourtant, croyant se (et nous) protéger, a-t-elle envisagé le danger auquel nous nous exposons quand nous voulons tuer la mort ?