Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

lundi 19 avril 2010

"Méditation, psychothérapie et développement intérieur" par le Dr Jacques Vigne

Une fois n'est pas coutume, c'est à Jacques Vigne, un spécialiste de la méditation hindouiste, de la transe profonde et de la psychologie transpersonnelle que je laisse la parole dans ces colonnes du blog "Psychologie et Méditation". En chiasme parfait avec ce titre, son dernier ouvrage "Soigner son âme" (Albin Michel, 2007) est sous-titré "Méditation et Psychologie". Il y développe nombre d'idées fort intéressantes pour notre sujet.

Le Dr Jacques Vigne a reçu une formation de psychiatre à Paris. Il est ensuite parti en Inde dans le cadre de la bourse de recherche Romain Rolland, allouée à trois ou quatre chercheurs chaque année pour des sujets d'étude permettant une meilleure rencontre entre l'lnde et la France, puis avec le soutien de la Maison des Sciences de l'Homme. Il vit depuis dix ans en Inde, où il écrit et suit une formation traditionnelle dans la voie du Yoga et du Védanta. Ses livres sont traduits ou en cours de traduction dans plusieurs langues et sont en passe de devenir des classiques en matière de psychologie et de psychothérapie transpersonnelle. Voici comment il explique son approche :

 

Méditation, psychothérapie et développement intérieur
La thérapie la plus naturelle de l'esprit, c'est la méditation. Encore faut-il être capable de se l'appliquer à soi-même, ou trouver quelqu'un qui puisse nous aider à la pratiquer. Nous allons envisager différents aspects de cette question.
La médecine traditionnelle de l'Inde s'appelle l'Ayur-Véda. On y trouve une classification des troubles psychiatriques qui correspond à notre distinction entre psychose et névrose, et des idées de traitement médicamenteux par des herbes, la Réserpia par exemple, pour des états d'excitation. La thérapie par la parole est aussi abordée. Les guérisseurs traditionnels sont très actifs; 80 % des indiens ont été les voir au moins une fois dans leur vie . Ils peuvent pratiquer des rituels pour le malade, et l'amener dans un temple de guérison où il rentrera en transe. Ces traitements sont de courte durée, pour faire passer une crise. Si le sujet veut s'explorer plus à fond, qu'il en a à la fois la motivation et la capacité, il ira voir un g(o)ur(o)u, qui lui conseillera des pratiques, qui, chez des jeunes ou des sujets au mental agité, sont davantage orientées vers le service à rendre à la communauté plutôt que vers la recherche d'une méditation intensive.

La question du choix du g(o)ur(o)u est des plus importantes, car il sera l'objet d'un transfert majeur, pour employer le vocabulaire de la psychologie; à cause de cela, le véritable g(o)ur(o)u traditionnel a beaucoup plus de devoirs que de droits envers le disciple. Il se doit en particulier de mener une vie pure et d'être détaché des biens matériels, critère qui rentre parfois en conflit avec des institutions à l'assiette financière bien établie. On peut dire que le g(o)ur(o)u traditionnel est l'archétype de celui qui aide; en cela on peut tirer profit d'un rapprochement avec le thérapeute. C'est ce sujet que j'ai traité dans mon premier ouvrage" Le Maître et le thérapeute ". Devant la multiplication des écoles de psychothérapie et des groupes spirituels indépendants, la question se pose pour le public de savoir qui peut aider, à quel niveau et dans quelles conditions. Sur ce sujet-là, nous avons beaucoup à apprendre du pluralisme de l'hindouisme, qui a toujours connu une multiplicité d'écoles et d'idées sur l'esprit sans que cela nuise pour autant à sa vitalité.

J'ai abordé dans mon second ouvrage « Eléments de psychologie spirituelle », la façon dont certains syndromes de psychopathologie peuvent être compris dans une perspective spirituelle ouverte. Par exemple, la dépression avec son immobilité, son détachement des objets antérieurs d'investissement habituel peut être le point de départ d'un retour à soi méditatif, pour autant que le patient puisse arriver à considérer positivement l'irruption dépressive: celle-ci est, au début, une sorte de coup de force du corps qui ne veut plus disperser son énergie à l'extérieur et qui fait en sorte de rester plus à l'intérieur. C'est là que l'habileté d'un thérapeute accoutumé aux questions spirituelles pourra constituer une grande aide. Je discute de cette façon d'autres symptômes de la dépression, ainsi que ceux de la schizophrénie et de la régression. Je remets en question la notion de normalité. La véritable normalité du point de vue spirituel n'est pas statique, mais évolutive. Une personnalité vraiment saine doit être capable de se dépasser elle-même, de transcender ses limites pour pouvoir faire l'expérience de l'unité fondamentale avec tous les êtres dans leur variété. C'est ce qu'enseigne l'Orient répétitivement, et en fait la tradition chrétienne également, pour peu qu'on la connaisse. Dans la seconde partie d' "Eléments de psychologie spirituelle", je cherche à comprendre pourquoi la notion de maître spirituel si courante en orient ne s'est guère développée dans le Christianisme; il semble que ce soit principalement parce qu'il s'agit d'une notion en concurrence avec le pouvoir d'une hiérarchie centralisée. J'y aborde aussi la notion du sens du corps et de la souffrance, thème que j'étudie à nouveau, dans les pratiques spirituelles chrétiennes (les Pères du désert) et hindoues (Ie Yoga) à l'occasion d'un écrit postérieur.

Méditation et psychologie
Dans mon troisième livre " Méditation et psychologie " paru récemment, j'essaie de préciser ce qu'est l'approche méditative: ni introspection verbale, ni analyse, mais présence intuitive aux messages du corps à chaque instant et essai, par la pacification et la compréhension du lien corps-mental, de percevoir une conscience stable en-dessous du brouillage continu qu'apportent les pensées et les sensations automatiques. Il y a de nombreuses études qui ont été faites sur la méditation: Walsh et Shapiro en ont publié une cinquantaine qu'ils estimaient particulièrement significatives et citent 700 articles ou études sur le sujet, il y a de cela déjà dix ans. J'ai lu que le nombre de thèses et de mémoires aux Etats-Unis portant sur la méditation était d'environ 4000 il y a plusieurs années. Le « Journal of Transpersonal Psychology » fait connaître ce genre de travaux à un public répandu dans le monde entier. Le rapport entre méditation et psychothérapie a été étudié en France par deux associations, dont l'une a publié récemment un ouvrage de ce titre où j'ai moi-même contribué. Il s'agit des actes du premier congrès de l'association en 1994.

Dans " Méditation et Psychologie ", je pars du corps et je vais vers la pure conscience en essayant d'envisager chacun des grands chapitres de l'ensemble corps-esprit du point de vue de la méditation: I'énergie vitale, le sommeil et les états de conscience modifiés, le rapport entre méditation et action, l'ego, les émotions, I'imaginaire, sans oublier l'attention qui est, si l'on peut dire, à la méditation ce que le bistouri est à la chirurgie ou les mains au massage. Je me suis intéressé au rapport entre drogues et expériences méditatives. J'ai fait une expérience simple, consistant à prendre, à la fin d' une retraite de cinq mois où j' avais medité entre six et huit heures par jour, 50 mg de chlorhydrate de Naltrexone, inhibiteur bien connu de la bêta-endorphine. Environ quatre-vingt pour cent des effets de ma méditation ont été inhibé: je n'avais plus d'appétit pour faire attention, pour observer le mental, et une indifférence globale. Le Valium ou l'Haldol, pris pour comparer, n'avaient que peu d'effets inhibiteurs sur la méditation. Cette expérience, confirmée a priori par un contrôle sur un petit groupe de méditants mais qui demande à être reprise avec un échantillon plus important, suggère que la bêta-endorphine est un maillon important dans l'expérience méditative, et dans le mécanisme de l'attention au sens large. Ceci ne veut pas dire que quelqu'un qui prendrait des endorphines deviendrait Ull grand méditant automatiquement; le plus important en méditation est le processus de conscience qui permet d'arriver à un état, et l'interprétation qu'on en fait: pour dire autrement, au-delà des état de conscience il faut rechercher la Conscience des états, qui n'est autre que le Soi auquel revient constamment le Védanta.
J'en suis venu à la conclusion que quelle que soit la voie d'approche, relaxation, sophrologie, hypnose classique ou erichsonnienne, il y a un état profond commun qui est thérapeutique. Il permet une communication facile entre l'inconscient et le conscient, ainsi qu'entre le corps et l'esprit. 
 


Mécanisme d'action thérapeutique de la transe profonde
Il y a des mécanismes d'action similaires entre la transe profonde, état commun à diverses formes de thérapies, et la méditation. On se souvient mieux d'événements survenus dans un état triste quand on est de nouveau triste. La mémoire est liée à l'humeur. On a fait aussi des expériences de mémorisation en état d'ivresse, ou sous amphétamines ou amobarbital. Les sujets devaient reprendre la substance psychotrope pour pouvoir bien se souvenir de ce qu'ils avaient mémorisé, dans le même état. Ceci est aussi valable pour les états émotionnels, les postures corporelles (cf la mémoire du rêve qui revient quand on reprend la posture où on l'a eu) ou la mémoire lice au lieu, voire à la saison (pathologie saisonnière). On se sert de manière utile de ce conditionnement lié à l'état quand on recommande de méditer au même endroit, à peu près à la même heure et dans la même posture. Pour faciliter l'intégration de la méditation à la vie quotidienne, on conseille aussi dans certaines écoles bouddhistes, comme le Zen, de méditer les yeux ouverts. Ceci dit, cette loi de la mémoire liée à l'état peut expliquer la difficulté pour les méditants de faire passer les états qu'ils ont en méditation dans la vie quotidienne; il n'y a pas de recette simple pour cela, c'est une question de maturation spirituelle globale.

Venons-en maintenant aux mécanismes d'action principaux de la transe profonde:
1. Faire face au symptôme
Il s'agit de voir ses craintes en face, et de développer une qualité fondamentale pour le méditant, qui est tout simplement la non-peur. Conseiller au patient d'aller dans le sens du symptôme jusqu'à un certain point a souvent été qualifié « d'injonction paradoxale >>; mais le symptôme, en apparaissant, veut nous dire quelque chose, et le paradoxe consiste plutôt dans l'attitude habituelle qui est de vouloir le faire taire plutôt que de l'écouter. Etre capable de s'approcher progressivement de la place ou de l'attitude mentale douloureuse représente une qualité à la fois pour le patient et le méditant. Cela n'est pas sans rappeler le mécanisme de base de l'ostéopathie qui consiste, par les manipulations progressives, à revenir à la position du traumatisme initial que le corps avait l'habitude de fuir par réflexe, et de s'apercevoir qu'il ne se passe rien de douloureux. On pourrait appeler cela « I'auto-ostéopathie mentale ».

On pourrait appeler également ce mécanisme de base « association-dissociation »: par une chaîne d'associations mnémoniques, affectives, on revient à l'épisode traumatique, et là, grâce à l'état de relaxation profonde, on dissocie l'image traumatisante de l'émotion négative, de la tension qui y était automatiquement associée pour les remplacer par la détente profonde. Beaucoup de thérapies tombent d'accord sur ce mécanisme, chacune avec son vocabulaire propre: en psychanalyse, on parlera de « suivre la résistance » « être le miroir des distorsions du patient », etc... Dans le comportementalisme, on évoquera l'implosion, la submersion du patient par le symptôme, le « stimulus à satiété », I'immersion... En gestalt, on demandera au patient « d'accentuer ce qu'il ressent » à la place de l'éviter, et dans les thérapies systémiques, on parlera d'injonctions paradoxales, de prescrire le symptôme ou la rechute, d'absence d'espoir déclarée, de double contrainte et enfin de paradoxe thérapeutique.

La méditation permet d'aller dans le symptôme ou les zones d'ombres en conseillant la non-peur comme qualité fondamentale, nous l'avons mentionné. Par ailleurs, une compréhension profonde du fonctionnement mental par paires d'opposés (dvandva) amène naturellement à accepter que le symptôme que nous avons tendance à rejeter par une partie de nous-même a malgré tout quelque chose à nous dire, et peut éventuellement nous suggérer une manière de s'en sortir. En pratique, I'immobilité du méditant est un moyen réel pour faire face, chaque petit mouvement correspondant à un début de fuite. Le fait de méditer pour une durée donnée minimum à chaque séance et sur l'ensemble de la journée évite aussi de se fuir soi-même en réduisant le temps de pratique. Une méthode de Vipassana consiste à balayer chaque partie du corps l'une après l'autre avec la conscience, et à s'arrêter devant les parties insensibles, « aveugles », jusqu'à ce qu'elles deviennent sensibles. Cela permet d'ouvrir une fenêtre sur l'inconscient par l'intermédiaire d'une sensation refoulée, qui, au moment où elle réapparaît, nous montre pourquoi elle était refoulée. Enfin, quand on lit la vie de yogi ou de sages, on voit que pendant leur sadhana, ils avaient des épisodes de samadhi avec un arrêt respiratoire prolongé et quasi-complet. N'est-ce pas là le moyen de plonger directement dans une peur fondamentale, celle de l'étouffement et de la mort, et une fois qu'on est dedans, apprendre à en sourire? Il semble de plus que l'hypoxie fasse secréter à partir d'un certain point des hormones associées au bien-être (cortisol et peut-être endorphines), ce qui faciliterait ce processus de désensibilisation fondamentale, par ailleurs sans danger quand il survient spontanément durant la méditation, puisque le corps finira toujours par reprendre une respiration normale.

2. L'évaluation du symptôme
Cette méthode est corrélée à la première, dans la mesure où elle permet aussi de faire face au symptôme: on demande au patient d'évaluer sur une échelle de 1 à 100 son symptôme, puis de voir comment il évolue pendant la transe profonde. Ceci convainc le patient de l'impermanence de ses maux, car ils finissent souvent par disparaître au moins quelques temps. En cela, cette méthode peut être rapprochée de la méditation où, en observant les sensations, non seulement douloureuses, mais agréables ou neutres, on réalise leur impermanence et on se libère petit à petit de leur influence perturbante sur la base du mental.

3. Revenir aux ressources déjà présentes dans l'individu
Cette base thérapeutique est typiquement un fondement de la méditation aussi: les ressources présentes en permanence au fond de nous-même correspondent au Soi, au Divin, à l'au-delà des formes; peu importe le nom qui est donné.

4. La décompartimentation des fonctions mentales
Une des raisons de la souffrance intérieure, c'est le moyen de communication entre les différentes fonctions mentales: verbalisation, imagerie, émotions, sensations. La thérapie vise clairement à faire passer l'information entre ces différents plans; la méditation aussi. En pratique, le fait de revenir régulièrement au corps alors que le mental s'en éloigne non moins régulièrement pour se projeter dans le complexe habituel émotions-images-mots permet une décompartimentation réelle entre ces niveaux.

5. La régénération ultradienne
Rossi insiste sur l'efficacité globale, non spécifique, de séances de repos d'une vingtaine de minutes quand on le sent, pendant la journée. Il s'éloigne ainsi d'un discours d'écoles psychothérapiques qui veulent paraître le plus spécifiques possible pour avoir l'air le plus scientifiques possible également. Ce rapport spécifique-scientifique en psychothérapie doit pouvoir être remis en question. Une efficacité globale, du moment qu'elle est prouvée, est tout à fait scientifique. De plus, derrière des déclarations de spécificité d'action d'allure scientifique peuvent se cacher aussi des préoccupations commerciales: "suivez ma méthode, vous aurez des résultats que vous n'aurez nulle part ailleurs..." C'est l'intérêt de ce livre général sur méditation et psychologie: montrer les types d'actions communs à diverses méthodes par rapport à ce qui leur est réellement spécifique.
On donne souvent ce conseil aux débutants qui veulent faire des retraites, en particulier chez les tibétains: faites des séances courtes de méditation, dès que vous le sentez, ce qui peut revenir cinq ou dix fois par exemple pendant la journée: sans doute des méditants font de la régénération ultradienne sans le savoir...

6. L'abréaction émotionnelle
Les émotions sont une base du psychisme; elles ont leur place dans la thérapie comme dans la méditation. Il ne s'agit pas d'être le jouet des émotions, mais de savoir jouer avec elles. On peut distinguer trois types d'abréactions: pathologique, thérapeutique et méditative.
- L'abréaction pathologique correspond à la crise hystérique, qui est très théâtrale et peu thérapeutique; néanmoins certains ont remarqué qu'à l'époque où l'on laissait s'exprimer ces crises, ainsi que les symptômes de conversion, c'est-à-dire jusqu'au début du siècle, il y avait beaucoup moins de maladies psychosomatiques. Ces dernières, contrairement à l'hystérie, peuvent être mortelles.
- Les abréactions thérapeutiques surviennent pendant les séances: elles sont efficaces, mais peuvent cependant être soupçonnées de théâtralisme par rapport au thérapeute, que le patient veuille contenter celui-ci ou lui faire peur.
- Les abréactions méditatives: elles se passent en général à l'intérieur, bien qu'elles puissent se manifester à l'extérieur aussi par ce qu'on appelle des « kriyas ». Elles sont subtiles, mais réelles. Elles ont comme seul témoin le Témoin, c'est-à-dire le Soi. L'énergie qu'elles libèrent durant la méditation peut être directement orientée dans le sens de l'évolution spirituelle.
Que retenir de tout cela? Déjà, la nécessité de retrouver son propre rythme, qui ne correspond pas à des caprices égoïstes, mais à la physiologie même de l'organisme. Dans l'histoire du monachisme ancien, il y avait deux tendances: ceux qui suivaient strictement les horaires communautaires, et puis d'autres, souvent des ermites ou semi-ermites, qui suivaient leur propre rythme: on les appelait des "idiorythmiques", et c'est plutôt de leur côté que vont mes sympathies...

L'importance croissante donnée en psychologie à la mémoire liée à l'état redécouvre trois fondements de la méditation: notre ego n'est pas une entité stable, mais plutôt une mosaïque mouvante d'états différents; d'autre part, les états mentaux varient d'instant en instant, selon les mémoires que fait remonter l'état du moment; ils n'ont pas la continuité qu'on surimpose sur eux de façon secondaire. Enfin, on peut remarquer que ce qui est libérateur dans la thérapie ou dans la méditation, ce n'est pas tant la profondeur de la "transe" que la qualité de la dissociation entre les phénomènes psycho-physiques et celui qui les observe. Grâce à cette dissociation, un sujet peut sentir sa jambe opérée par exemple, sous hétéro ou auto-hypnose, mais ne pas être identifié à la douleur. Ramana Maharshi avait été opéré à la fin de sa vie d'une tumeur osseuse au bras, sans anesthésie. Quand on lui a demandé quelle douleur il avait, il a répondu paisiblement: « C'est comme la piqûre d'un million de scorpions, mais c'est pour le corps, ce n'est pas pour moi ». Jusqu'à la fin, il est resté tranquille et lumineux. Puis, quand il est mort, les traits de son visage sont devenus marqués, exprimant une douleur intense. C'est-à-dire que tant que la conscience était présente, la dissociation était fonctionnelle, mais une fois qu'elle est partie, le corps a suivi son cours. Cette dissociation entre l'observateur et l'observé (drishta et drishti) est bien plus qu'une thérapie. Il s'agit d'une voie spirituelle en soi, la voie de la Connaissance. 
 


La méditation peut-elle s'adresser à des sujets pathologiques ?
Pour être clair, il vaut mieux distinguer méditation au sens ordinaire de sadhana, celle-ci représentant une méditation soutenue, intense, avec une vie quotidienne en harmonie avec l'idéal de la méditation. pour être accepté par un maître spirituel et s'engager sur cette voie-là, il faut un grand équilibre de départ, ainsi qu'une bonne capacité de maîtrise de soi (les yama-niyama du Yoga). A ce moment-là, le pratiquant se soigne en équilibrant les courants d'énergie (pranas). D'après la médecine Ayur-Védique, les maladies tant physiques que psychiques viennent de déséquilibres entre les pranas. Le pratiquant pourra faire également son auto-analyse au cours de sa méditation. Le rôle du maître spirituel n'est pas, comme celui du psychothérapeute, de rentrer dans le détail de l'inconscient du disciple; par contre, il peut le mettre en situation où des tendances négatives latentes peuvent se révéler. Ce sera alors au disciple de les analyser au fur et à mesure. Malgré tous ces facteurs favorables, le pratiquant peut passer par des phases difficiles, surtout si l'éveil de la Kundalini est accéléré par l'absence d'activité sexuelle. Les méditations de concentration pratiquées intensivement peuvent révéler des faiblesses d'observation du mental permettant un rééquilibrage régulier de psychisme.
Après avoir abordé cette référence traditionnelle, qu'en est-il maintenant des indications de la méditation en psychothérapie? De quelle pratique s'agira-t-il? D'une pratique non intensive, avec de multiples possibilités de verbalisation avec le thérapeute. La prière, la répétition du mantra peuvent aider à stabiliser le mental et à retrouver une capacité minimum de concentration. Par contre, les méditations d'observation ne sont pas a priori conseillées, les patients n'ayant pas la maîtrise de l'esprit nécessaire pour que ces techniques soient profitables. Dans l'ensemble, des méditations très proches du corps semblent utiles pour ramener la conscience à la base du mental et éviter de trop grandes divagations. Cependant, ces méditations risquent d'accroître des tendances hypocondriaques.

J'ai parlé de ces questions avec le Dr Schnetzler, ex-chef de service de psychiatrie et pratiquant de la voie tibétaine. Il a organisé pendant longtemps des groupes de méditation avec des patients. L'indication de la méditation se posait en fait au cas par cas; il n'y avait pas de correspondance régulière entre tel ou tel type de méditation et de pathologie. En réalité, le vrai problème ne se pose pas tellement en termes d'indication ou de contre-indication, mais plutôt en termes de motivation du patient, de réussite à trouver ou non un psychotérapeute qui ait une bonne expérience personnelle de la méditation.
Cet article donne une idée de quelques processus en jeu dans l'expérience méditative. Même si la méditation ne peut aider certains patients parce qu'ils vont trop mal ou qu'ils ne sont pas motivés pour la pratiquer, elle peut aider des thérapeutes à les aider de la façon la plus naturelle qui soit, c'est-à-dire par un processus de conscience.

Par le Dr Jacques VIGNE

jeudi 15 avril 2010

La conscience dans le bardo. Entretien avec Philippe Cornu, 2e partie


Nous poursuivons notre exploration de l’esprit selon le Livre des morts tibétain en compagnie de son traducteur Philippe Cornu, qui publie une nouvelle version du Bardo Thödol chez Buchet-Chastel. Il insiste aujourd’hui sur l’apport crucial de Chögyam Trungpa pour le bouddhisme moderne, en montrant comment les six mondes sont autant de moments de l’existence que traverse l’esprit. Le bardo ne se limite pas à l’après-mort, mais se manifeste selon la tonalité de la conscience au moment présent, colorant l’expérience selon le « scénario de vie » propre à chacun. Ph. Cornu redonne par ailleurs à la notion de bardo son arrière-plan doctrinal, qui date de l’Inde ancienne. Il explique enfin en quoi ce texte et les pratiques associées peuvent aider à surmonter la souffrance, la solidification du vécu douloureux et la perte d’un proche.

Quel est selon vous le meilleur travail à ce jour sur le bardo ?
La meilleure interprétation du Bardo Thödol est celle de Francesca Fremantle, réalisée avec la collaboration de Chögyam Trungpa. Trungpa Rinpoché n’est pas intervenu dans la traduction du texte tibétain, mais il en a fait un commentaire oral qui a été transcrit. Dans son livre, il met à la portée des Occidentaux d’une façon plus pratique et psychologique le contenu du Livre des morts et des bardos, ce qui est une bonne chose car ainsi la tradition n’est pas restée quelque chose d’étranger aux étudiants du bouddhisme.
C’est une histoire très intéressante, car on sait bien que le Bardo Thödol est un livre tibétain, mais on sait moins que l’idée de bardo est une notion ancienne dans le bouddhisme. Elle naît en Inde dans les premiers siècles après la mort du Bouddha. On parle d’antarabhava, l’état intermédiaire (anta, entre et bhava, existence). C’est une période qui commence après le phénomène de la mort et jusqu’à la renaissance, ou plutôt la conception. La question était : comment comprendre la continuité entre une vie et l’autre s’il n’y a pas de soi ? Comment, s’il n’y a aucun élément permanent, se fait la transmission du karma ? C’est à partir de là qu’est née cette idée de poser un antarabhava.

Et qu’est-ce au juste que le bardo ?
Le bardo n’est pas un monde mais un inter-monde, un état de devenir intermédiaire. En fonction des actes de la personne, un karma va mûrir et la projeter dans un scénario particulier d’existence. Par exemple, si on a cultivé la colère, l’agression et la violence toute sa vie, on a créé des imprégnations correspondantes. Cela va créer une projection mentale faite de colère, d’agression et de violence, qu’on va appeler l’enfer. Nous créons nous-même nos propres scénarios, qu’en plus nous devons vivre ! Auteur et acteur du scénario, les six mondes sont six scénarios de vie possibles. Par analogie, le cinéma est très utile pour comprendre le courant de conscience, comme ces images qui se succèdent à une certaine vitesse et créent une impression de continuité. Trungpa a beaucoup utilisé la notion de projecteur : le film est projeté sur l’écran mais la lampe n’est en rien responsable de ce qui est joué, bien qu’elle en soit la source lumineuse. C’est une manière de Trungpa d’expliquer la base primordiale de l’esprit par rapport à l’esprit lui-même qui est une projection. La lampe est la source et non la cause, car causalité comme temporalité n’apparaissent qu’au niveau du film.

Quand Trungpa explique les six mondes ou scénarios d’existence, il montre que nous les avons dans notre vie. Il n’est d’ailleurs pas le premier à le dire ; il y a des gens pour prétendre qu’il a détourné la tradition pour mettre les six mondes à la portée des Occidentaux. Mais il y a déjà eu un maître zen du XVIIe sicèle au Japon qui l’avait présenté ainsi. Un souverain thaï du XIXe siècle, qui avait été moine pendant 25 ans avant de monter sur le trône, avait lui aussi fait cette analogie des six mondes avec des situations d’existence.
Ce que n’arrive pas à entendre l’Occident, c’est que l’un n’exclue pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce sont des situations existentielles qui teintent notre vécu à chaque moment, que pour autant ces tonalités dominantes ne se manifestent pas réellement. Et donc, que l’on renaisse dans un scénario avec un environnement et un corps adéquat, car le corps aussi est une production karmique qui vient de l’esprit. Tout est conditionnement par l’esprit, sur une base d’ignorance, de non-compréhension de la vraie nature des choses. Comme on est décalé par rapport à cette source qui est la base primordiale de l’esprit, on interprète tout de travers. C’est ce qui fait mal et c’est pourquoi le samsara est considéré comme étant souffrance, car la souffrance est le résultat d’être décalé par rapport au réel. Ces scénarios sont plus ou moins bons ou mauvais, mais ils ont tous la qualité d’être transitoire.

Que se passe-t-il au moment de la mort ?
A l’origine est la clarté, comme la lampe qui n’est pas impliquée dans le film. C’est comme si nous avions gelé sur place les vagues des phénomènes et vivions sur des banquises où l’eau n’est plus libre. Notre monde est une banquise, une solidification de l’existence. Au moment de la mort, les choses ne sont pas si solides, c’est un moment crucial où les fameux agrégats se désagrègent. Cela ne tient plus. Ce karma est épuisé. Désagrégation physique puis psychique, les concepts sur les choses, les consciences des sens disparaissent, puis la conscience mentale n’a plus d’objet ; reste au bout du compte l’alaya. On découvre la vraie nature de notre esprit, ou plutôt elle se découvre à la fin du processus de la mort, la claire lumière fondamentale de la mort. Le problème est que la vérité est trop éblouissante pour nous. Si on n’a pas déjà eu un aperçu de la claire lumière dans cette vie, on ne va pas la reconnaître mais s’en détourner. Survient alors la vision des déités, qui sont autant d’occasion de libération, car on peut reconnaître qu’elles sont la manifestation de notre esprit. Cela nous ramène à la source, comme on remonte un fleuve. Si malgré tout on n’a pas réussi, les manifestations lumineuses se transforment en réactions karmiques, car le pouvoir du karma mis en sourdine jusque là se réactive. C’est l’entrée dans le bardo du devenir, avec des visions plus ordinaires, semblables à un rêve ou un cauchemar selon les karmas qui se manifestent. Ces hallucinations nous poussent vers une porte de renaissance, la matrice où on va renaître. Il est alors crucial de ne pas aller vers ses habitudes et ses tendances. Car c’est typique, il y a d’un côté les lumières pures et éblouissantes de la sagesse et à côté les lumières ternes, que l’on préfère car elles sont dans nos habitudes. C’est l’erreur que permet d’éviter le chemin spirituel.

Comment ce texte peut-il nous aider dans la vie ?
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un rituel complet accompagnant toute la période de deuil. Il m’est arrivé de le pratiquer pour un ami mort dans un accident. Je l’ai fait pendant vingt-et-un jours après sa mort, puis au 49e jour, j’ai brûlé la carte qui le représentait par son nom ; c’était vraiment un adieu définitif. Cela permet de faire le deuil de manière exemplaire, car vous êtes en contact avec la personne, plutôt qu’avec votre chagrin et votre perte. Vous avez fait quelque chose pour l’autre sans vous apitoyer sur vous, cela change totalement la donne. Il n’y a plus la culpabilité d’être vivant, car on peut faire du bien à la personne, en pensant vraiment à elle. Il y a un processus thérapeutique, une forme de deuil actif. Cela pour illustrer que ce texte se pratique et peut nous aider de manière concrète. Il faut comprendre que ce cycle aide le mourant à quitter son esprit ordinaire et à se libérer de ses conditionnements. Ces textes sont réellement utilisés au Tibet lorsque les gens meurent, car pour la tradition tibétaine ce qui compte est l’expérience avant tout.

Propos recueillis par Nicolas d’Inca


Bibliographie complémentaire :
Philippe Cornu, Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Seuil, 2001
Fremantle et Trungpa, Le Livre des Morts Tibétain, Le courrier du Livre, 1979
Chögyam Trungpa, Bardo. Au-delà de la folie, Seuil, 1995


Bouddhisme Actualités, N°123, avril 2010. En kiosque actuellement.