Un psychologue méditant explore ces deux mondes de l'esprit

A l’heure où la méditation touche le grand public et n’est plus réservée à une élite engagée sur une voie spirituelle orientale mais s’inscrit dans le champ de la santé mentale, la nouvelle génération de psychologues se trouve à la croisée des mondes. La pratique de la simple présence rencontre le soin psychique. La méditation alliée à la psychologie ouvrirait-elle un nouvel espace thérapeutique, une nouvelle entente de l’être humain plus profonde, plus juste, plus directe ?
Ce blog en est la recherche vivante.

dimanche 20 décembre 2009

Risquer la liberté



Article publié dans la revue Psychiatrie Française Vol. 42, 1/09. Novembre 2009.

Risquer la liberté.
Vivre dans un monde sans repères, Editions du Seuil, 2009


Notre époque connaît des défis encore inédits, elle pose donc la question de la liberté de manière particulière, qui en renouvelle l’exigence. En plaçant son essai sur la liberté sous le signe du risque, le philosophe Fabrice Midal diagnostique les écueils propres à notre temps et ouvre la possibilité d’un dépassement. C’est le mouvement même du risque que de prendre en compte l’abîme pour mieux le franchir. La liberté doit être repensée, car nous assistons à un changement historique d’époque, où dorénavant aucun principe extérieur ne peut plus prétendre régler la bonne marche du monde. Et qu’est-ce que le monde désormais ? Est-il encore une unité porteuse de sens ? Il semble bien que l’effondrement des repères ait tout nivelé, dans l’effacement des rapports traditionnels qui seuls pouvaient faire monde. Cette absence de stabilité constitue le fil rouge d’une réflexion sur les enjeux propres à la liberté à notre époque.
Ce bouleversement mondial culmine chez Nietzsche dans ce qu’il nomme la mort de Dieu. Le monde n’est plus soutenu par un repère transcendant et immuable, garant de l’ordre et de la loi. Auparavant, la vie des hommes était régie par un principe suprême, qui unifiait et garantissait la permanence du monde. L’homme y trouvait place et sens, justifié dans sa propre existence, fondé en raison. La mort de Dieu signe la perte du repère par excellence. Désormais, l’homme en proie à la crise des valeurs est exposé au danger de l’égarement nihiliste, à l’abîme qui n’est plus reconnu comme tel.
Un autre problème majeur se pose, la tradition comme cadre, comme ensemble de rapports, de règles et de savoirs, qui là encore pouvaient faire monde, ne se transmet plus. La rupture entre les générations est un fait. L’écart est inouï entre un homme né dans la première moitié ou dans la seconde moitié du XXe siècle. Le mouvement de civilisation y a été si rapide, le changement si important, qu’une béance s’est installée, qui nous laisse aujourd’hui désorientés, dans une attente incertaine quant à l’avenir. Le phénomène de globalisation en est un des visages les plus repérables aujourd’hui.

L’ouvrage de Fabrice Midal s’articule autour de trois figures : Nietzsche, Rilke et Chögyam Trungpa. Ils ont en commun le fait d’avoir ouvert, par leur regard sur le monde dans lequel ils vivaient, une véritable perspective d’existence. Ce qui frappe chez eux est le fait que leur expérience personnelle est indissociable de l’esprit du temps où ils se trouvent. Cet éclairage oriente le livre et permet de comprendre la pertinence du choix de Fabrice Midal. Les auteurs convoqués le sont de manière exemplaire, non pas comme modèle, mais bien comme une possibilité de reconnaître ce que l’époque exige de nous. Le pari de Risquer la liberté est de montrer cela à travers la notion de « crise ». Comment faire lorsqu’il faut remettre sa vie en question ? Lorsque les balises connues ne sont plus d’aucune utilité pour se repérer ? Dans un monde sans repères, il s’agit à la fois d’établir un vrai rapport à soi et en même temps d’avoir un point de vue complètement neuf sur notre temps et ses ressources. L’expérience individuelle et le destin de l’époque ne doivent plus être séparés. Le geste nietzschéen, rilkéen ou trungpien de traverser la crise, chacun à sa manière et dans son champ propre, signe une volonté de libération en prenant appui sur la reconnaissance de la catastrophe. Tel est le message du livre : face à une crise apparemment indépassable, il est possible de tenir une ligne de risque qui permet de ressortir ennobli par l’épreuve et plus proche de la vérité qu’elle recelait secrètement en son sein.
Friedrich Nietzsche est un philosophe, en marge de la philosophie, car il perçoit le danger que présente l’enfermement conceptuel propre à la philosophie. L’essentiel de son travail est de montrer l’impossibilité de vivre selon la « métaphysique ». Par ce terme, on entend une certaine forme de conception du monde qui pénètre entièrement la civilisation occidentale. Par cette pensée, qui le conditionne le plus souvent à son insu, l’homme distingue artificiellement le corps de l’esprit, la raison des émotions, l’ici-bas de l’au-delà, conduisant à la perte de contact avec la santé de la terre. Nietzsche, avec une acuité unique en son temps, voit le piège de la philosophie et la nécessité de repenser la civilisation sur d’autres bases.

Il est le premier à diagnostiquer la maladie de l’Occident moderne comme « nihilisme ». L’homme, désormais, a perdu toute dignité à ses propres yeux. Le sol se dérobe sous ses pieds, la culture ne répond plus à l’exigence de renouveau qui est le signe de la vie. Cet effroi face à une civilisation en proie au ressentiment, nourrissant la haine du corps et du monde, il l’a éprouvé. Promis à une brillante carrière universitaire, il rompt les amarres. Il traverse la crise la plus aiguë de son existence dans sa relation à Wagner, en qui il avait salué un espoir pour son époque. Enfin l’art allait permettre à l’homme de reconquérir sa liberté et de sortir de la métaphysique ; mais force lui est d’admettre son erreur et de voir l’œuvre du compositeur récupérée par l’Eglise et le nationalisme allemand. Tout ce en quoi il avait cru se révèle n’être qu’une idole creuse. Désorienté, il lui faut partir et initier ailleurs sa tâche de penser un homme capable de vivre à l’heure de la mort de Dieu.

Rainer Maria Rilke est poète, du début à la fin de sa vie. C’est dans le champ de la poésie qu’il rencontre deux visages nouveaux et effrayants du monde. Le premier est la perte de rapport à l’expérience propre. Avec le XXe siècle, l’homme commence à ne plus se reconnaître lui-même. Rilke éprouve le fait qu’il ne sait plus ce que veut dire exister, et il s’interroge comme peut-être aucune époque avant lui n’avait eu à le faire : comment faut-il vivre ? Cette lancinante question est le sujet même des Cahiers de Malte Laurids Brigge. Traversant Paris, symbole de la ville tentaculaire, il y décrit l’épreuve d’un déracinement toujours plus abyssal. Il y constate que l’homme est devenu une partie de la « masse » humaine. Sa vie, ses relations, et jusqu’à sa mort, lui sont ravies et n’existent plus pour lui de manière personnelle, mais sont devenues un sort communément géré. L’industrie, la démocratie, l’urbanisation ont conduit à isoler l’homme de son propre être et à le priver de sa singularité. On meurt en série, d’une maladie bien répertoriée scientifiquement, nullement de sa mort à soi ; la perte de sens est totale.
L’autre obstacle majeur auquel il s’affronte est l’impossibilité de faire un poème. C’est l’expérience de Duino. Grand voyageur, ne trouvant pas le lieu, le sol d’où écrire le poème, il finit par trouver sa patrie poétique au château de Duino, en Italie. Il initie le mouvement vers son chef-d’œuvre ; il reçoit, inspiré, le commencement de ses grandes Elégies. Puis, comme une source tarie, le flot de paroles disparaît. Duino symbolise ainsi à la fois une tentative pour que le poème se donne et un échec terrible. Survient le ravage de la première guerre mondiale, le château est bombardé, Rilke s’exile, décentré par la violence du temps où le concert des nations connaissait la plus épouvantable discorde. C’est la crise majeure de sa vie, qui le brise dans son élan. Il lui faudra près de dix ans pour que les poèmes reviennent à nouveau. La force de Rilke, son aspect exemplaire face à cette situation désespérée, est d’assumer ce silence. Il n’écrit plus. Il est arrêté, comme le balancier d’un pendule. Aucun projet de la volonté, aucune décision autoritaire de se remettre au travail, aucune solution toute faite ne sont adéquats. Rilke endure l’attente patiente de l’inspiration à venir. Au bout de la si longue nuit de l’Europe, il verra la lumière des Elégies de Duino et celle insoupçonnée des Sonnets à Orphée lui être accordée.
Témoin spirituel majeur du XXe siècle, auteur d’une œuvre incontournable, Chögyam Trungpa a implanté le bouddhisme en Occident. Tibétain chassé par l’invasion communiste, il connaît l’exil, gagnant l’Angleterre pour y étudier à Oxford, puis s’établissant en Amérique du Nord. Le fil de la transmission est rompu. La tradition de son pays meurt. D’abord, se contentant de répéter les usages en vigueur autrefois, il est conduit à l’échec. La question qui se pose face à ce monde nouveau, sans aucun point de repère, est : comment transmettre ? Le rapport traditionnel est perdu en Occident. C’est le phénomène de déracinement, analysé par Simone Weil, qui marque alors la vie de Trungpa. Puis il constate que sa situation n’est pas simplement personnelle, mais signe la vérité de ce monde qu’il découvre avec un œil neuf. L’Occident a perdu tout rapport à la terre, ce qui constituait sa grandeur est oublié, ce qui était préservé comme espace sacré a disparu. Soudain lui apparaît dans toute sa crudité le supermarché spirituel qui envahit le monde, qui refuse une parole de sagesse comme pouvant s’adresser en propre à quelqu’un, mais la considère comme un réconfort facile, un supplément d’âme alors que c’est l’essentiel qui fait défaut. Personne ne désire s’engager pour de bon. Il décide de renoncer à tout ce qui faisait la sécurité de sa position de maître reconnu. Pour préserver la pureté de la tradition, il faut la remettre sur le métier et ne pas s’en tenir aux recettes qui ont fonctionné par le passé.

A l’âge de trente ans, Chögyam Trungpa renonce à ses vœux de moine, prend femme et quitte le vieux monde pour le Nouveau. Dépassant l’arrachement que lui cause sa situation d’exilé, il fait le saut pour entrer de plain-pied dans la réalité de l’Occident. La confusion qui y règne est pour lui l’espace même d’une création incroyable. Son œuvre immense en témoigne, il passe le reste de son existence à réinventer de nouvelles manières d’avoir rapport à la tradition vivante. Il initie des centaines d’Occidentaux à la méditation assise, fonde une université reconnue par l’Etat américain, il participe à de nombreuses manifestations artistiques d’avant-garde, crée de nouveaux rites, enseigne la manière de parler correctement, de se vêtir, institue un système d’insignes, de costumes, de bannières et de drapeaux, à la manière d’un roi rebâtissant un royaume perdu. Pour Trungpa plus encore peut-être que pour Nietzsche et Rilke, la catastrophe est une chance. La nécessité poignante de réinterroger le monde pour l’habiter autrement n’est pas chez lui vécue comme dévastation ou nihilisme. Le fait d’être bouddhiste l’y a sans doute aidé, car depuis le Bouddha lui-même, l’absence de fondement n’est pas considérée comme un défaut mais comme la vérité de la vie humaine. C’est pourquoi la pensée bouddhique permet de penser la liberté dans un monde sans repères de manière inédite.

Les trois auteurs sur lesquels s’appuie Fabrice Midal soulignent chacun un point précis de ce qui lui fait obstacle, dans les champs particuliers de la philosophie, de l’art et de la spiritualité. C’est une qualité vraiment remarquable du livre que de présenter, de manière aussi précise et argumentée, un chemin pour découvrir pas à pas ce qu’est notre « monde sans repère » et ce qu’il propose d’orientations. Il ne s’agit pas de thèses à l’emporte-pièce mais d’une réflexion attentive sur ce que veut dire cette époque moderne dont nous avons l’héritage. Fabrice Midal ne se lamente pas sur le passé enfui et n’appelle pas au retour des bonnes vieilles valeurs, pas plus qu’il ne se réjouit qu’enfin tout serait permis, que l’homme libéré puisse donner libre cours à sa fantaisie. Il montre que la liberté exige un travail et qu’elle s’apprend. Trouver une voie sans promesse pour oser vivre à sa propre mesure est possible, à condition de lire dans son expérience et dans les signes d’une époque.

Cette vision philosophique m’a beaucoup intéressé. Psychologue en formation analytique, je sais combien nous sommes confrontés au quotidien à des personnes qui souffrent, qui ont à traverser elles aussi une forme profonde d’égarement. Le point de vue de l’ouvrage, qui déplace la perspective psychique vers un terrain plus vaste, historial, me semble consonner avec l’œuvre freudienne.
Chez Freud en effet, avec Malaise dans la culture, nous trouvons ce mariage indissoluble de l’expérience personnelle et de la vérité du temps. Les névrosés qui apparaissent à la fin du XIXe siècle sont en quelque sorte les victimes du « progrès » de la civilisation occidentale. Un rejet du corporel et du pulsionnel a comme conséquence le recours pathologique au refoulement et au compromis symptomatique. C’est pourquoi la psychanalyse naît avec le tournant du siècle, la Traumdeutung étant datée de 1900, l’année de la mort de Nietzsche. Freud, à sa manière, prophétise aussi la catastrophe dont il est le témoin. Par exemple, introduisant la conception de l’inconscient, il n’est plus possible d’ignorer que l’homme soit en lien à une coupure. La Spaltung, qui provient d’un certain rapport civilisé au monde, se déplace sur « l’autre scène ».
Egalement, les folies nouvelles naissent au XXe siècle, sous la poussée du progrès technique et scientifique. Alors que les machines envahissent le monde humain, que les moyens de transport et de communication bouleversent les liens sociaux, surgissent schizophrénie et autisme. Une telle vision aide à penser la perte de repères mondialisée comme un enjeu actuel pour le sujet de l’inconscient. De nos jours, stipule l’OMS, la dépression est la maladie la plus répandue en Occident. Cela désenclave de l’aspect narcissique ou accidentel d’un tel trouble, et amène un plus grand sens de responsabilité ; le sujet se réinscrit dans la marche du siècle. Les éléments du destin d’une culture et l’épreuve de l’individu étant liés, le phénomène historique peut être vécu en propre par chacun. Cette démarche est cohérente avec celle de Freud, l’individu ne pouvant être considéré comme une personne isolée. Le subjectif n’est pas la seule dimension psychique, le moi prenant place comme une instance et non plus pôle unique.

Enfin la psychanalyse est une pratique d’écoute, et surtout d’écoute de ce qui ne va pas. Elle entend la manière dont cela se dit. Ainsi, voir les grandes lignes de la catastrophe, la destruction causée par la volonté de domination gestionnaire devenue folle, le nihilisme, le culte de la raison qui conduit à une coupure du corps et des émotions, tout cela peut apparaître dans le discours du patient. Nous pouvons, aussi, le considérer comme témoignage d’une époque, parole vraie et non vulgaire communication. Peut-être nous dit-il, au-delà de son malheur propre, la catastrophe dont il est imprégné bien malgré lui. Par exemple, le tourment profond qui habite Nietzsche comme Rilke, est la question du deuil. Ils voient que le monde connu est mort. Or le deuil est une épreuve à traverser, comme le souligne Freud, et non une maladie ; on ne résout pas le deuil, mais on le fait. La dépression mondiale ne se combat pas à l’aide d’une pharmacopée impuissante, mais s’écoute attentivement.
Et si, comme les grands du siècle passé, et après l’horreur de la Shoah et de Hiroshima, nous avions nous aussi à traverser cette période de deuil, peut-être bien plus considérable que ce qu’ils eurent à affronter ? Le changement de rapport ne passe-t-il pas nécessairement par le deuil, semblable à la mélancolie, mais dont nous aurions oublié l’objet : la figure de l’homme, celle qui a habité notre civilisation, figure perdue sans retour possible ?
Le XXIe siècle s’ouvre sur des enjeux révolutionnaires que la psychanalyse, dans son fond « mauvaise conscience » du temps, pourrait aider à dévoiler et à assumer. Bien qu’il appartienne à un autre champ de référence, l’ouvrage de Fabrice Midal Risquer la liberté n’en est pas moins nécessaire, tant par les perspectives qu’il ouvre que par son ton même, authentiquement libéré des exposés dogmatiques. Il nous permet d’avancer vers l’essentiel de la blessure de notre époque. J’aimerais pour finir citer cette phrase de Chögyam Trungpa, qui conclue bien le propos comme le livre : « On approche de la vérité lorsqu’on doit faire face à la désorientation, lorsqu’on ne sait plus trop comment se prendre en main, sans points de repère. »

Nicolas D’INCA

mercredi 9 décembre 2009

Jung et le religieux. Entretien avec Michel Cazenave, 2e partie.

Carl Gustav Jung a été un pionnier de la psychologie des profondeurs ou psychologie complexe. Une de ses innovations est le concept de Soi, inspiré de la pensée orientale, dont nous avons souligné la différence avec le moi lors d’un premier article. Il mènera toute sa vie un dialogue fécond avec la religion, ce que nous voulons éclairer dans cette deuxième partie de l’entretien avec Michel Cazenave. Le directeur du CEFRI-Jung évoque pour nous les rapports de Jung au phénomène religieux.



Vous citez souvent Maître Eckhart lorsque vous parlez de Jung ?
Jung se réfère tout le temps lui-même à Maître Eckhart, il est entièrement formé par sa théologie. Dans les Types psychologiques, il y a quinze pages sur Maître Eckhart. Sur le fait qu’on ne peut rien dire de Dieu, qu’on ne peut en connaître que ce qui est dans l’âme, ce que Maître Eckhart appelle le « Dieu manifesté », qui n’est pas la déité en soi. Il fait la différence entre deus et deitas. Il y a l’abîme de Dieu, devant lequel on ne peut qu’être silencieux, et en faire une expérience illuminante. C’est la deitas. Et l’abîme en tant qu’il se révèle est le deus revelatus, qui n’est jamais que la manière dont nous nous le représentons. Et Jung dit toujours, « moi je suis psychologue, je ne veux pas faire de métaphysique ». Il ne peut donc que prendre la métaphysique selon la manière dont elle est vécue psychologiquement. Mais en sachant très bien que la métaphysique est la bordure de la psychologie.


Pourriez-vous nous dire quelques mots de la théologie négative ?
La théologie négative est cette idée que lorsque nous disons « Dieu existe », nous ne pouvons que nous tromper. Car « existe » dans ce cas n’est pas l’existence telle que nous la vivons dans notre monde, il s’agit plutôt d’une « surexistence ». Nous ne pouvons pas définir notre principe et notre horizon, car c’est la condition de possibilité de notre existence et de notre pensée. On ne peut en parler que de manière négative, ce n’est pas ceci, ce n’est pas cela ; et naturellement, ce n’est ni l’absence de ceci ni l’absence de cela. Ce n’est pas à proprement « rien ». Un néant suressentiel. Au-delà même de l’essence, car lui affecter une essence serait encore du domaine de la représentation. Selon notre vocabulaire, ce n’est rien. Cela nous échappe de partout, quoi qu’on puisse dire ce sera toujours faux, toujours à côté, on ne peut procéder que par négation, comme si on circonscrivait un trou de la pensée, pour préserver Dieu, le mystère, le principe.


Jung lui-même emploie ce mot de Dieu ?
Sa position est claire, dans une interview à la BBC on lui demandait s’il croyait en Dieu, et il répondit tranquillement : je ne crois pas, je sais. En même temps il précise bien que dans notre culture il est admis de parler de Dieu, donc il se sert de cette dénomination. Quasiment comme une convention de langage. C’est l’origine de tout. L’Un d’avant tout, dont on ne peut rien dire, silence. Il n’y a que l’expérience qu’on peut en faire. Strictement indicible, comme le satori. Il bâtit là une notion d’universel singulier, l’universel ne peut se vivre que dans la singularité d’une personne, pour autant que la personne s’est dépassée elle-même. Jung explique bien que le centre de l’homme est un vide, un vide créateur, le Soi, à partir duquel l’homme se construit réellement. C’est pourquoi par exemple le développement personnel est du pur narcissisme. C’est la culture du moi, or c’est précisément ce qu’il faut dépasser.


Dans sa compréhension de l’homme et de la folie, Jung a donc été marqué par la spiritualité issue de toutes les grandes traditions ?
Dès qu’on parle de spiritualité, on voit bien les présupposés philosophiques différents selon qu’on l’envisage comme processus de sublimation ou qu’on la prend au sérieux en tant que telle. C’est le cas de Jung. Le maître soufi Ibn’Arabi décrit « l’arc de la descente », de Dieu vers le monde en passant par le monde imaginal, et « l’arc de remontée » pour les mystiques. On peut penser que les autistes s’en sont arrêtés au monde imaginal, dans l’arc de la descente. Entre psychiatrie et mystique, il y a à la fois une parenté profonde et une différence radicale. Les mystiques ne sont certainement pas des fous. Car cela fait une différence selon qu’on soit passé par l’incarnation ou pas. Ne pas avoir accédé au moi ou dépasser le moi, ce n’est pas la même chose. On peut en tout cas poser la question aux psychiatres : pourquoi tant de délires mystiques ? Le psychotique est peut-être un mystique qui ne peut pas aboutir. Il ne s’agit pas de nier la maladie mentale en tant que telle, mais si cela insiste tellement, cela doit signifier quelque chose. C’est là qu’il faut tenir l’identité et la différence. Ce que retrouve largement Jung, c’est la pensée que développe Platon dans le Phèdre, quand Socrate dit que la folie est un bienfait pour l’humanité. Il y a la mauvaise folie, la maladie mentale et la bonne folie où l’on est dépossédé de soi, on a dépassé le moi et on est pris par « cela » qui nous emmène autre part.


Vous avez vous-même étudié auprès de l’islamologue Henry Corbin. Que lui doit Jung dans sa pensée ?
Jung a beaucoup travaillé avec Henry Corbin, dès 1945 ils se voient chaque année. Corbin nous montre qu’il y a une puissance de pensée extraordinaire dans la mystique. Notre temps ne connaît plus que le couple rationnel/irrationnel. Mais la raison a ses limites et ses propres impasses, et alors nous passons à ce que Henry Corbin appelait le « transrationnel ». L’irrationnel est de l’ordre de la régression, le transrationnel de l’ordre du dépassement. La psychose serait du côté de l’irrationnel, le mystique du transrationnel. On n’abandonne pas la raison mais on sait bien qu’à un certain moment elle ne peut plus rendre compte, et on passe à autre chose. Ce qu’on ne comprend pas chez Jung, qui parle tant du religieux en précisant que ce n’est pas « religare », relier, invention tardive ; mais « relegere », relire, le scrupule, la manière d’examiner. La religion est donc de l’ordre de la pensée rationnelle ! Un homme religieux est un homme qui se pose des questions : ce qui me dépasse, qu’est-ce que ça me veut ? Qu’est-ce que ça attend de moi, à quoi est-ce que je suis appelé ? Jung sur le fronton de sa maison avait fait graver cette phrase en latin : « Appelé ou non appelé, le dieu sera là ». Le dieu, au sens très large, fera irruption dans ma vie et me forcera à examiner ce qui est attendu de moi. Et pourtant, en entrant dans la maison, dans l’anti-chambre, un buste de Voltaire ! Il n’est jamais question d’abandonner la raison, même si on la dépasse. Car si Jung a été proche du catholicisme par l’importance accordée au symbolique, il restera toute sa vie protestant car il y trouve ce à quoi il ne peut renoncer : le libre examen.


Propos recueillis par Nicolas d’Inca

Bouddhisme Actualités, décembre 2009